Le 20e tome de la dernière saga-fleuve de Naoki Urasawa est sorti en mai 2017. Nouveau chef-d’œuvre pour les uns, vaste plaisanterie pour les autres. Qu’en est-il vraiment ? Bilan et analyse.
Petit résumé…
à l’intention de ceux qui auraient hiberné depuis plus de 20 ans, ou bien, pire encore, qui n’ont jamais manifesté le moindre intérêt pour la bande dessinée japonaise (nous éviterons d’utiliser le terme « manga », qui semble braquer les âmes bien-pensantes en nos contrées) : Naoki Urasawa est l’un des artistes les plus importants de son époque, qu’il révolutionna en 1994 en lançant sa saga Monster, parabole politique éblouissante sur les tentations extrémistes européennes renaissant autour d’un personnage mystérieux qui sème autour de lui chaos et dévastation. Sidéré, les lecteurs découvraient un auteur visionnaire, un narrateur hors pair capable d’utiliser dans son Art les outils du cinéma moderne tout en infusant une profondeur bouleversante à ses personnages, toujours humains, trop humains. En 2000, Urasawa montait encore d’un cran avec son 20th Century Boys, pour certains l’un des chefs d’œuvre de la littérature contemporaine… même si l’on découvrait aussi du coup que Urasawa avait le plus grand mal à relier rationnellement tous les fils de ses récits foisonnants. Billy Bat, lancé en 2008 et se concluant avec ce vingtième volume, est donc venu s’inscrire dans cette ligne ambitieuse, et Urasawa était « attendu au tournant » par les sceptiques lui reprochant son manque de rigueur et sa difficulté à conclure.
Un personnage de comic book, entre Mickey Mouse et Batman…
Le moins que l’on puisse dire c’est que Urasawa a tendu avec Billy Bat les verges pour se faire fouetter, tentant cette fois une fresque planétaire à l’ambition folle, voire démesurée : exit l’Allemagne contemporaine de Monster ou le Japon du futur proche de 20th Century Boys, Billy Bat s’attaque à la planète toute entière (… en y incluant la lune !), et balaie l’histoire de l’Homme depuis Néandertal jusqu’à l’E.I., en passant par Jésus, et en se payant une petite incursion S.F. dans les guerres futures, bien sûr causées par le désastre climatique. Il s’agit ici ni plus ni moins que de représenter l’éternel combat du Bien et du Mal, dans un monde où, ne nous faisons aucune illusions, Dieu n’existe évidemment pas, un monde auquel certains d’entre nous essaient toujours de trouver un sens : alors, nous dit Urasawa, ce sens, pourquoi ne serait-il pas dans un personnage un peu dérisoire de comic book, entre Mickey Mouse et Batman ? Notre existence serait-elle plus absurde si nous imaginions que nos décisions sont influencées par des forces antagonistes dont seuls certains artistes de BDs / Comics / mangas ont connaissance, qu’ils peuvent percevoir, dont ils peuvent retranscrire symboliquement les jeux de pouvoir dans leurs œuvres ? Qu’est-ce qui relie entre eux des événements aussi disparates que les premières gravures de nos ancêtres sur les parois de leurs cavernes, l’apparition de Jésus en Galilée, les combats des ninjas autour d’un document prophétique mystérieux à l’ère Edo, les complots politiques pour le contrôle des chemins de fer japonais en 1945 après l’effondrement de l’Empire, l’assassinat de Kennedy, les premiers pas de l’homme sur la Lune, l’attaque du World Trade Center en Septembre 2001, etc. etc. ? Voilà tout simplement ce que Urasawa a entrepris de nous raconter dans les 20 volumes de Billy Bat.
Une charge contre l’empire Disney…
Mais comme cela ne suffisait (évidemment ?) pas, il a rajouté une charge vengeresse contre l’empire Disney (on sait le ressentiment des mangakas en général envers la firme aux grandes oreilles), et contre la perte du sens et des valeurs artistiques ayant résulté du virage capitaliste des Studios (sans même mentionner bien entendu les sympathies de Papa Walt envers le nazisme…). Et, du coup, il a multiplié les personnages, les principaux comme les secondaires, les acteurs comme les simples témoins, au-delà du raisonnable, créant une myriade d’interactions entre eux et de mini-récits qui, évidemment contés de manière non linéaire, non chronologique, engendreront chez le lecteur soit une irrésistible fascination, soit d’intenses migraines, suivant les cas !
Ne nous illusionnons pas, lire Billy Bat n’est pas toujours une promenade de plaisir : le lecteur est régulièrement saisi par le sentiment que Urasawa et son complice Takashi Nagasaki avancent largement au jugé, avec certes une vision générale de leur récit, mais sans aucune certitude quant à leur destination finale. Et bien sûr, ces craintes s’avèrent finalement justifiées, puisque la saga se clôt sans qu’aucune véritable réponse ne soit apportée, sans que les fils de l’histoire ne soient complétement reliés. Comme dans Monster, comme dans 20th Century Boys… mais en pire encore.
Alors, faut-il lire Billy Bat ?
Et bien, oui, absolument oui, hormis bien sûr si l’on est un incurable rationnel qui ne saurait accepter qu’un cercle ne se referme pas parfaitement, ou qu’une question ne trouve jamais de réponse. Car, comme dans toute odyssée, c’est le voyage qui est important et non la destination. Et quel voyage ! 4000 pages de sensations fortes, de révélations souvent étonnantes, parfois même étourdissantes ; des dizaines d’épisodes saisissants (je pense à ce quatorzième tome, d’une beauté et d’une tristesse infinie, qui aurait mérité de conclure la saga) ; des douzaines de personnages bouleversants, terrifiants ou hilarants ; et une « mise en scène » d’une efficacité sans pareille. Oui, tous les ingrédients du chef d’œuvre sont là, et certaines scènes (comme celle de la Lune, donc) resteront probablement gravées à jamais dans la mémoire du lecteur.
On referme le Tome 20 de Billy Bat absolument ébloui par le talent graphique de Naoki Urasawa, par le souffle de ses histoires réellement universelles, et plus encore par l’humanité de ses personnages.
Un mélange complexe de pessimisme et d’idéalisme…
On le referme en se disant, comme à chaque fois, que l’on recommencerait bien à le relire immédiatement depuis le début, parce que quelque part, on sent que ce sens profond – que l’on n’a finalement pas trouvé – est bien là, dissimulé derrière les apparences et les faux-semblants d’un récit trop complexe. C’est le lecteur qui n’a pas su la reconnaître, mais la Vérité, elle, a toujours été là. Et c’est bien là le triomphe toujours répété de Urasawa, le truc d’illusionniste qu’il réussit à chacun de ses livres : ce sentiment qui nous reste d’avoir eu accès à des possibilités d’histoires « absolues » et de ne les avoir manquées que parce que nous n’y prêtions pas assez d’attention, parce que nous n’étions pas prêts. Notre manque d’attention aura permis au Monstre de disparaître de sa chambre d’hôpital, au visage d’Ami de s’effacer derrière son masque, et à Billy Bat de sauver la planète ou bien de la mener à sa perte sans que nous ayons véritablement saisi la différence.
On le referme enfin en se disant que cette promenade à travers l’histoire de l’humanité a permis à Urasawa d’affirmer complètement sa vision, mélange complexe de pessimisme (nous n’avons qu’une Terre – toutes les autres ayant été « resetées » par Billy Bat – et elle n’est pas dans un très bon état !) et d’idéalisme (il reste toujours quelque chose de bon dans l’homme, même quand tout paraît perdu). C’est pourtant dans la célébration généreuse du travail du mangaka (ou du créateur de BD) que l’on trouve finalement les plus beaux messages de Urasawa : si tout paraît perdu, il appartient à chacun d’entre nous de continuer à faire son boulot, même le plus dérisoire ; et apporter le bonheur à un enfant reste la raison la plus essentielle de continuer à vivre. De ce point de vue, même si Urasawa est encore bien jeune, Billy Bat a tout du testament.
Eric Debarnot
Billy Bat (20 tomes)
Scénariste Takashi Nagasaki et Naoki Urasawa
Dessin : Naoki Urasawa
Editeur Pika Editions
204 pages – 8.05€
20 tomes parus entre mars 2012 et mai 2017