Esther a déjà douze ans, et la chronique hebdomadaire de sa vie, dessinée par Riad Sattouf, reste un profond enchantement.
Au troisième volume, tout le monde doit désormais connaître le principe des Cahiers d’Esther : chaque semaine, Riad Sattouf se fait raconter une anecdote de sa vie quotidienne par la fille d’amis, et la transcrit en une page, qui est publiée dans « l’Obs ». Une fois par an, les 52 pages sont compilées en un volume – joliment mis en couleurs et plutôt « raffiné », pour respecter le perfectionnisme de l’ami Sattouf. « Esther » (ce n’est pas son vrai nom, et il semble que la chasse s’organise, en particulier dans les collèges du 6ème arrondissement, pour identifier la véritable inspiratrice de cette BD en passe de devenir un véritable phénomène…) a désormais 12 ans : elle est entrée en 6ème, et, logiquement, a des préoccupations bien différentes de celles des deux tomes précédents.
La naïveté enfantine qui faisait beaucoup de la drôlerie des « Cahiers d’Esther » s’efface peu à peu, et c’est maintenant sa belle, sa touchante innocence qui nous charme. Le matérialisme un peu déprimant de l’enfance, influencée par une société qui ne parle que de « choses » (et qui conférait aux livres de Sattouf une tonalité discrète de critique sociale) laisse la place à un idéalisme émouvant : alors qu’au début de ce troisième volume, Esther nous raconte combien (et pourquoi) elle aime Noël, quelques mois plus tard, consciente de l’existence « privilégiée » qui est la sienne, elle s’interroge sur la vie des collégiens handicapés ou sur l’exclusion des Roms…
Mais la maturité n’est bien sûr – et heureusement – pas encore là, et c’est quand Esther nous raconte sa compréhension de la politique, à la faveur des élections américaines ou de la présidentielle en France, que Sattouf illustre le plus joliment l’état de la société française : en reprenant sans recul les avis parfois péremptoires de ses parents (de gauche), la petite Esther nous tend un miroir à peine déformant, où nos propres croyances, nos propres déclarations – sur Le Pen, sur Trump, sur les élections – nous paraissent finalement assez ridicules.
Ce qui fascine vraiment dans le projet de Sattouf, et qui n’était peut-être pas prévu, puisque les Cahiers d’Esther auraient pu très bien devenir une nouvelle version de la Vie secrète des jeunes, c’est que l’évolution de la petite Esther vers la sensibilité et l’intelligence élève le travail de Sattouf, l’éloigne de l’ironie facile et de la critique tout azimut qui le caractérisent parfois. Et que les Cahiers d’Esther sont en train de devenir bien mieux qu’un portrait – aussi juste soit-il – de notre époque : une œuvre sensible, qui nous invite avant tout à la réflexion sur ce que nous sommes devenus, ce que nous avons gagné et ce que nous avons perdu depuis nos 12 ans.
Reste maintenant à prier pour que l’adolescence, la terrible adolescence, ne vienne pas gâcher tout ça !
Eric Debarnot