Derrière l’humour noir et la fable absurde, ce nouveau roman bien singulier de Laurent Graff pointe une critique à peine voilée des dérives de notre société.
© Le Dilettante
Un homme qui a connu sa femme lors d’un « speed love » s’en lasse vite au point d’éprouver des envies de meurtre après la naissance de leurs trois enfants. Un meurtre par « méditation », jamais commis seulement pensé, tout droit inspiré par l’odieux assassinat perpétré par Dupont de Ligonnès. Il découvre ainsi la spirale infernale qui sclérose ce nouveau monde : pénalisation à l’extrême des plus petits délits ou simples envies de mal faire, détection facilitée de ces faits grâce à des matériels très sophistiqués, judiciarisations outrancière de la société et condamnation à des peines de plus en plus lourdes. Laurent Graff, avec cette caricature de notre société, semble vouloir dénoncer la restriction de plus en plus sévère des libertés individuelles, la surveillance de plus en plus étroite des citoyens, la judiciarisassions de plus en plus systématique des rapports sociaux, l’incarcération pénale de plus en plus fréquente, la surpopulation des prisons…
Cette situation conduit le système judiciaire à trouver des peines allant de plus en plus loin pour stigmatiser les crimes les plus odieux. Ainsi un chercheur, un certain Salvador Beckett, met au point une prison capable d’accueillir des condamnés à la détention au-delà de la perpétuité, la détention éternelle. Pour concevoir son projet il s’est inspiré de la vie d’un homme dont l’administration a fini par s’inquiéter de son existence alors qu’il avait déjà cent vingt ans. Ce vieillard, Grégoire Sisik, vivait seul et après une carrière professionnelle très linéaire, toujours chez le même employeur, il a organisé une vie simple, composée de journées parfaitement identiques : horaires réguliers, toujours la même alimentation donc toujours les mêmes courses à horaires réguliers, toujours les Variations Goldberg jouées par Glenn Gould comme musique et chaque après-midi le visionnage du Samouraï avec Alain Delon…
Ainsi, Grégoire Sisik vit des journées toutes parfaitement identiques et comme il ne fréquente personne, il n’attend jamais rien et comme il n’attend rien il a supprimé la principale mesure de quantification du temps : le temps de l’attente, le temps de l’impatience, le temps d’avoir, de recevoir, de percevoir, quelque chose. Ainsi la notion du temps lui échappe totalement au point de faire disparaître le vieillissement lui-même. Grégoire Sisik vit hors du temps jusqu’à ce qu’un bureaucrate zélé vienne s’assurer qu’il est toujours bien en vie et que c’est bien lui qui perçoit la pension que la caisse de retraite lui verse. On a l’impression que Laurent Graff aurait lu Histoires vraies de Blaise Cendrars où l’on peut lire ces quelques lignes : « Quelle chose étonnante que la lecture qui abolit le temps, terrasse l’espace vertigineux sans pour cela suspendre le souffle, ni ravir la vie du lecteur ! »
Les gens de l’extérieur ayant découvert son grand âge, veulent découvrir ce phénomène et savoir comment il a pu devenir aussi vieux sans aune assistance. La science analyse son existence et essaie de la reproduire pour en faire un modèle qui permettra peut-être de voyager dans l’espace au-delà des limites du temps.
Avec ce texte un peu trop réaliste pour être une vraie fable, Laurent Graff nous raconte une histoire surréaliste, drôle, « ébouriffante », plutôt inquiétante car on sent bien que derrière la drôlerie pointe une critique à peine voilée des dérives de notre société, des dérives qui pourraient nous conduire dans des situations beaucoup moins drôles que celles qu’il a décrites. Notons aussi qu’encore une fois Laurent Graff a su faire preuve d’une grande créativité et que son art de la formule, de l’image et des situations cocasses donne comme toujours un certain éclat à ses textes.
Denis Billamboz
La Méthode Sisik
Roman français de Laurent Graff
Editeur : Le Dilettante
160 pagas – 15,00 €
Date de parution : 10 janvier 2018