Déflagration cinématographique au dernier Festival de Cannes, le cinéaste russe s’invite d’entrée dans la cour des grands avec son premier film. Un drame étouffant sacrificiel.
Cette déroutante chronique au sein de la communauté kabarde située dans la petite ville de Naltchick (capitale de la République de Kabardino-Balkarie) dans la région du Caucase Nord, dresse un sensible portrait d’Ilana une jeune femme de 24 ans, rêvant d’un ailleurs et une auscultation amère de la cellule familiale dans un pays troublé par des questions identitaires. Pour son premier long métrage le jeune réalisateur russe Kantemir Balagov, âgé de 26 ans, s’empare d’un fait divers pour tisser une radiographie clanique de sa région natale à travers le prisme d’une famille. Cette œuvre sélectionné au Festival de Cannes dans la sélection « Un Certain regard » (si bien nommé pour ce projet) a remporté le prestigieux prix FIPRESCI de la critique internationale suscitant depuis une certaine attente.
En effet, le regard de ce cinéaste russe, sous la figure tutélaire du maître Alexandre Sokourov, s’avère être certain et surtout très singulier. De façon étonnante les premiers cartons apparaissent situant l’action en 1998 en étant commentés par une voix off utilisant le « je » dont le narrateur s’avère être celle du réalisateur lui-même offrant par ce procédé une proximité particulière avant que ne commence la fiction. Spectateurs avides d’évasion et d’espace, passez votre chemin ici l’étau se resserre. D’emblée la caméra se concentre près du visage volontaire d’Ilana arcboutée sous une voiture peinant avec une pièce qui tente de lui résister mais finira par rendre l’âme, car la jeune femme, les mains dans le cambouis sous le regard de son père, est une championne des réparations de bagnoles Lada et pour surveiller les comptes de son père. Plus douée que pour aider sa mère en cuisine. En deux séquences l’esquisse du portrait prend forme d’autant plus que le format 1:37 carré impose d’emblée un coup de projecteur démontrant l’exiguïté de l’existence de la jeune femme vivant dans une maison où chaque espace est confiné où obstrué par les personnes vivant à l’intérieur.
L’auteur opte pour un parti pris radical par son exigeant cadrage offrant une brillante mise en scène ultra maîtrisée afin de mieux illustrer un déchirant récit claustrophobe entre traditions et violence. L’intrigue austère s’appuie sur le kidnapping hors-champ de David (frère d’Ilana) fiancé avec Léa, tous deux de confession juive engendrant le paiement d’une rançon exorbitante et l’éclatement de la cellule familiale et les nombreux soubresauts au sein de la communauté comme un miroir grossissant des conflits internes du pays secoué notamment lors de la première guerre en Tchétchénie (dont les maux ne sont pas encore refermés en 1998), et des relents antisémites. Kantemir Bangalov scrute en immersion dans cette société étouffante, filme de façon clinique pour opérer sans anesthésie une délicate introspection de la sauvagerie faisant partie du décor (scènes télévisées d’exactions et d’une décapitation). Un reportage regardé de façon apathique par la jeunesse lors d’une soirée défonce de la même manière qu’une chanteuse d’émission télé-crochet. Ici le curseur de l’horreur ne connaît pas de problème de frontières, la caméra ne donne jamais à voir l’horizon, les lignes de fuite sont floues. Le seul désir autorisé au-delà des relations ambiguës entre frère et sœur se cloisonne dans l’amour d’Ilana pour un « Roméo » d’une autre confession, un amour impossible, un tiraillement du cœur entre rester avec les siens à la recherche d’un amour maternel illusoire où s’enfuir de l’enfermement conservateur de sa famille pour vivre son amour. Un tiraillement intérieur qui trouve son paroxysme dans une scène de boîte sous un effet stroboscopique de lumière bleue hypnotique et glaciale d’une échappatoire tranchant avec les couleurs ocre oppressantes de la maison.
Comme l’héroïne à ce moment-là, nous aspirons à respirer et parfois la narration un peu longue par le biais de cette mise en image très spécifique des divers enfermements prend le risque de nous éreinter avant la fin de la résolution intime d’Illana. Mais l’effet sur le spectateur est garanti, de façon presque viscérale nos ressentis sont mis à l’épreuve et le manque de souffle après la scène finale n’est pas une image ! Ce sacrifice d’oxygénation permet de découvrir notamment une épatante révélation avec la sauvage et volontaire Darya Zhovner, dont le visage est un étonnant reflet de toutes ses contradictions intimes et de voir la naissance d’un cinéaste devant nos yeux étourdis par ce premier bijou si bien ciselé. Une sensorielle tragédie intime tendue au climat de claustration et aux moments suspendus terrassants. Venez-vous immerger dans cette plongée anthropologique amère captivante au sein de Tesnota – Une vie à l’étroit aux thèmes universels. Sobre. Noir. Asphyxiant. Un coup d’essai prometteur.
Sébastien Boully
Tesnota – Une vie à l’étroit
Film russe réalisé par Kantemir Bangalov
Avec Darya Zhovner, Veniamin Kats, Olga Dragunova…
Genre : Drame
Durée : 1h58m
Date de sortie : 7 mars 2018