En 1971, et après deux albums, le Sabbath de Master of Reality s’affranchit des règles du Rock’n’Roll. Le groupe efface doucement ses influences Blues et jette les bases d’un renouveau musical inédit. L’acier de Birmingham a forgé Black Sabbath. Black Sabbath comme un juste retour des choses, forgera le Metal.
Birmingham ! Fin des années 60.
De l’eau et du fer. La pluie et l’acier.
Birmingham. Usine à ciel ouvert d’un million de personnes plantée au centre de l’île Bretonne comme le nombril sur un ventre. Ville ouvrière, cité marchande; « L’Atelier du Monde » déverse ses produits manufacturés sur une Angleterre en plein développement, nourrissant de ferraille les armées de Sa Majesté et de téloches en noir et blanc les prolos en voie de paupérisation.
L’Angleterre des Midlands est au travail et fait battre le coeur du pays en faisant couler dans ses veines l’acier en fusion. Ce sang métallique qui offre sa matérialité et sa force au royaume, vient aussi nourrir le petit peuple des faubourgs.
C’est dans les aciéries que se presse la masse prolétaire de la deuxième plus grande ville de Grande-Bretagne. Dans ces immenses usines métallurgiques que la jeunesse de la classe ouvrière vient faire ses premières armes, vient perdre son pucelage salarial. C’est également là, dans ces aciéries brûlantes comme l’enfer, que le tout jeune Anthony Iommi dit « Tony » vient perdre, en plus de ses plus belles années, l’extrémité de deux de ses doigts de la main gauche sous une presse hydraulique.
« Le Métal lui brisera la main ; cette même main inventera le Metal. »
C’est en 1969 que Tony Iommi à la guitare, Bill Ward derrière ses fûts, Terence « Geezer » Butler à la basse et le sulfureux John Michael « Ozzy » Osbourne au chant forment la solide ossature de Earth qui deviendra peu de temps après: Black Sabbath.
C’est au pub « The Crown » ( haut-lieu du Rock made in Birmingham) que le prolo éreinté vient étancher sa soif de Ale tiède et reposer son dos fourbu sur les banquettes de velours usées.
Il vient assister en ce tout début de l’année 1970 à un big bang tonitruant dans le monde du Rock. Accoudé au bar, une bière à la main, il est le témoin stupéfait d’une transformation effrayante, d’une mutation inédite, là, juste devant ses yeux.
Le Rock, son Rock’n’Roll, si dansant, si jovial, devenu méconnaissable. Un Rock plein de boue, zombifié, comme s’extirpant difficilement de la tombe du « Flower Power » en hurlant de rage.
Black Sabbath ralentit le rythme, pousse la distorsion au plus fort et écrase le joli collier de fleurs que des Hippies défoncés avaient mis autour du cou du mouvement Rock dans un grand élan pacifiste un brin crétin.
Les critiques n’y croient pas ; le public, lui, ne se trompe pas. Le premier album éponyme est un succès.
Détroit a craché sur les murs tagués de son centre ville le glaviot Punk Stooges ; Birmingham, quant à lui, vient de couler dans ses aciéries fumantes le Métal le plus pur : Black Sabbath.
Le groupe, fort du succès de leur premier album et de la renommée internationale que le second 33 tours va leur procurer, s’envole aux États-Unis étrenner leur gloire nouvelle, les tournées interminables et tous les produits prohibés qui permettent de tenir debout.
Les quatre de Birmingham découvrent en lieux et places de leur vie de jeunes prolétaires, la vie de Rockstar ; à la place de leur binouze tiédasse, des litres de Champagne bien frappés et en remplacement de ces jolies ouvrières aux joues rouges et aux mains caleuses, des succubes de l’enfer, seins nus, roulant des hanches sur des danses macabres devant la porte de leurs loges.
Il faut pourtant rempiler. Abandonner – un temps- les scènes du monde entier, les petits culs de toutes les couleurs et la douceur de vivre Californienne, pour mettre en chantier le troisième opus du Sabbath.
Et ce troisième album – comme les deux premiers – , c’est à Londres dans les célèbres Island studios que vont se passer les énergiques sessions d’enregistrement de Master of Reality entre février et avril 1971.
Le Sabbath entre en studios après d’interminables tournées, le corps fatigué mais dans un état d’excitation et un bouillonnement créatif que les concerts tumultueux et cette « Life on the Road » inspirante ont stimulés depuis des mois.
C’est la toux sèche de Iommi samplée en boucle qui accueille l’auditeur, une boucle malsaine qui va ouvrir comme un mauvais rêve ce Master of Reality. Une toux de rupture, cette taf de bédo qui surprend ta pauvre gorge et te fait cracher tes poumons sur le sol, lance l’énorme Sweet Leaf. Sweet Leaf ode à la feuille de ganja et aux yeux rouges, vient réveiller les quelques Hippies attirés par le titre, les traînant par les tifs et leur filant des beignes dans la tronche en leur expliquant que les utopies nunuches du « Flower Power » étaient définitivement enterrées; que dorénavant le bédo allait tourner au son des grattes sur-saturées et non plus à celui des ukulélés désaccordés.
« Les choses avaient définitivement changé en ce début des seventies. »
L’état d’esprit n’était plus aux fleurs dans les cheveux. Le son même avait muté, s’était transformé. La saturation, le Crunch, ne suffisait plus. La guitare de Iommi s’embourbe, les accords du « Riff Master » semblent peser des tonnes. Il arrache ses notes de terre, des notes couvertes de boue, sales, dégoulinantes; il les assemble et transforme de ses doigts mutilés cette boue en or, ces sons épars en mélopées sorties tout droit de la bouche de Satan.
C’est le Diable qui a volé les phalanges de Tony, c’est grâce à lui qu’il va changer la face du Rock.
Le « Downtuning » ! Iommi souffre d’hypersensibilité sur le bout de ses doigts accidentés, il va donc réduire la tension de ses cordes de guitare passant d’un Mi classique à un Do dièse et donner au Rock un nouveau souffle.
Les accords s’alourdissent, les riffs s’assombrissent ; Iommi et sa bande forgent avec ces nouveaux outils, comme de bons artisans du Rock’n’Roll qu’ils sont, le Métal le plus pur. Ils offrent au Hard Rock du grain à moudre pour les quarante piges à venir (Doom, Stoner, Sludge…).
Le « Riff Master » fort de son nouveau son, balance des rafales d’accords monstrueux et de solos audacieux. Les Black Sabbath au sommet de leur art et conscients de la modernité qu’ils représentent, se mettent tous au diapason et développent sur cet album la géniale trouvaille de Tony sur des morceaux de bravoure totalement imparables.
Into The Void ou Children of the Grave, des riffs légendaires qui viennent percuter ton tympan en grondant le tumulte des Dieux, fracassant cette coque de pierre dans ton oreille pour ne laisser que le diamant brut.
Un Ozzy qui crache des incantations écologiques alarmantes, des odes à la défonce cannabique ou des hymnes aux générations futures de cette voix Punk qui tente de s’émanciper, qui essaye d’inventer autre chose, de transformer l’énergie pure en technique.
Une section rythmique imposante, carrée comme une putain d’armoire Normande. Un Geezer Butler qui se sert de sa basse comme d’un marteau pour t’enfoncer à grands coups de Mi grave dans sa gadoue électrique. Butler maltraite sa basse, la martèle comme un sourd, la « bifle » comme un salaud et lui fait couiner des sons – bruits ? – inédits (Children of the Grave).
Ward tient son binaire comme un métronome et laisse son groove – Très présents sur les deux premiers albums – un peu de côté pour un jeu plus dur, plus sec.
Car Master of Reality c’est aussi ce nouveau virage, ce presque nouveau départ, où l’on perçoit l’abandon progressif des nombreux tics des premiers albums. Les courtes gigues médiévales (Embryo et Orchid) viennent faire le lien avec les morceaux de bravoure de l’album comme pour effacer les influences, gommer une quelconque temporalité. On tente d’effacer les réminiscences Blues du premier album, on vient occulter le groove des riffs et de la rythmique du deuxième album, c’est le Métal qui se crée devant nos yeux, c’est dorénavant le présent pour Black Sabbath et le futur du Rock’n’Roll qu’il nous est donné d’entendre.
Le Sabbath trouve sur ce troisième album sa tonalité, parvient à fignoler ce qui, sur les deux premiers disques, était en germe.
Il s’affranchit des influences, dépasse les racines Blues, arrache les fleurs du Rock ‘n’ Roll, ces jolies fleurs pleine de couleurs et de parfums, ne gardant que ces tiges raides et sèches, ces tiges pleine d’épines.
C’est ce cadeau empoisonné, ce bouquet de ronces qu’il va tendre, un sourire ironique au coin des lèvres, à un monde du Rock épouvanté.
L’acier de Birmingham a forgé Black Sabbath. Black Sabbath, comme un juste retour des choses, forgera le Metal.
Renaud ZBN
Black Sabbath – Master of Reality
Label : Vertigo
Date de sortie : 21 juillet 1971