Will Sheff était à Paris pour présenter le dernier album de son Okkervil River. Nous avons pu le rencontrer chez Fargo, dans le XIème, une boutique de disques au décor chaleureux et ô combien pertinent avec ses murs couverts de vinyles !
Une occasion en or pour échanger quelques mots avec l’une de nos idoles absolues, et l’un des songwriters les plus intelligents et les plus sensibles des Etats-Unis.
Benzine : Votre dernier concert à Paris était sur une péniche, au Petit Bain, le bateau tanguait et vous aviez ce décor de feuilles rouges tout autour de vous : un moment mémorable pour nous tous… Vous vous en souvenez ?
Will : Yeaaah…
« J’essaie donc de faire de la musique dans une forme de liberté, mais aussi avec une certaine conscience… »
Benzine : Ce qui me frappe avec Okkervil River, c’est qu’après vingt ans de musique, vos albums sont toujours aussi pleins d’émotion, d’énergie vitale… Mais comment faites-vous ?
Will : C’est gentil de dire ça… Quand vous commencez à écouter du rock’n’roll à 15 ans, il y a une passion en vous quand vous entendez cette musique, et vous vous dites : « C’est quelque chose qui va m’accompagner, que je veux avoir avec moi pour le reste de la vie…! ». Certains d’entre nous ont la chance de pouvoir préserver cette passion presque de manière naturelle, mais il me semble que l’existence arrive à vous ralentir ; vous vieillissez et votre cerveau ne réagit plus comme avant, votre énergie baisse… Ou bien c’est la société elle-même qui provoque ça. Vous répétez les mêmes choses, et elles finissent par devenir ennuyeuses… Je me suis souvenu que je devais rester fidèle à mes croyances, et j’ai commencé à développer une sorte de discipline dans ma vie, à l’appliquer à tout ce que je faisais, pour pouvoir tenir la distance. Pour pouvoir continuer à avancer…
Honnêtement, ça consiste surtout dans le fait de rester curieux, de réserver du temps pour découvrir de nouvelles musiques, ou pour continuer à lire des livres. C’est essayer de garder ses connections spirituelles avec le monde, de prendre soin des autres, et bien sûr de continuer à développer ses propres compétences, essayer de ne pas devenir “superficiel”, “stupide” (mindless), j’utilise ces mots par opposition avec le fait de rester “conscient” ou “concerné” (mindful), parce que “concerné”, c’est un mot à la mode aux US…
Quand vous savez pourquoi vous faites quelque chose, pourquoi vous voulez continuer à le faire, ce que vous voulez en tirer, alors vous faites cette chose avec amour, avec attention, avec soin. C’est comme ça qu’on doit faire de la musique. Il est très facile de tomber dans la superficialité, parce que le monde nous incite à nous laisser aller. J’essaie donc de faire de la musique dans une forme de liberté, mais aussi avec une certaine conscience : pour cela, je m’impose une certaine discipline, comme par exemple de rester en bonne santé.
Peut-être que le fait de ne jamais être devenu une superstar a été une aide, car sinon, j’aurais certainement été affecté dans mon rapport avec le monde, et mon développement en aurait été biaisé…
« Nous, musiciens, avons la capacité de connecter les gens entre eux… »
Benzine : Oui, mais le contraire est vrai aussi, il y a tellement de musiciens, d’artistes qui ne deviennent pas célèbres et qui semblent du coup n’avoir plus rien à dire après quelques années… Tant de gens qui font un premier disque superbe, après quoi leur musique semble vidée…
Oui, c’est vrai… Pour que l’inspiration persiste, et pour qu’il y ait quelque chose en vous qui refuse de mourir… c’est quelque chose sur lequel vous devez travailler, il faut préserver une sorte d’espièglerie dans tout cela. Ça fait partie de mon job de garder une connexion avec l’enfant que j’étais. Et j’ai beaucoup de chance parce que je me sens toujours connecté avec l’enfant que j’étais, même si je ne comprends pas bien comment. Bref, je ne sais pas pourquoi, mais je me suis débrouillé pour garder cela en étant adulte, et ça m’a aidé dans mon inspiration…
Benzine : Bon, vous êtes en France et vous savez que nous, les Français, avons une relation d’amour et de haine avec les US, nous sommes très inquiets à propos de votre leader…
Will : (Rires)…
Benzine : Est-ce que la situation politique affecte la manière dont vous travaillez en tant qu’artiste ?
Will : Oui, absolument. Encore que dans mon cas, et c’est sans doute vrai pour d’autres que moi, cela m’a plutôt conforté dans une direction qui était déjà la mienne… Je suis arrivé à un âge où je questionne ce qu’est ma mission… Non, pas ma mission, disons plutôt mon job, mon boulot… Je questionne mon boulot dans ce qu’il a de plus fondamental. La musique est un devoir sacré, la musique a un pouvoir de guérison. Nous, musiciens, avons la capacité de connecter les gens entre eux, de les libérer du sentiment de manque d’importance qu’ils ressentent dans leur vie… J’ai commencé à me rendre compte que l’extérieur doit être en accord avec l’intérieur. Que mon travail et ma vie doivent refléter les valeurs que j’exprime dans ma musique. J’avais déjà cette idée dans la tête, et quand Trump est arrivé, ça a été extrêmement dramatique pour tellement de gens… mais ça a incité aussi beaucoup d’entre nous à choisir son côté de la barrière. Bon, je ne prétends pas avoir changé radicalement ma vie, il y a tellement de gens qui font des choses importantes, il y a tellement de gens qui m’impressionnent parce qu’ils font un VRAI travail… Mais en tant qu’artiste, j’ai la responsabilité de façonner les consciences. Bon, je n’ai pas vraiment le pouvoir de faire ça à grande échelle, comme le fait Kendrick Lamar par exemple, et il est une vraie inspiration pour moi… mais dans mon petit coin du monde, je ressens maintenant une vraie urgence d’agir…
« Internet a été incroyablement utile pour développer ma carrière et ensuite a été terriblement efficace pour m’empêcher de gagner ma vie ! »
Benzine : L’évolution de la Musique, de l’Art en général, est préoccupante, avec le Net, avec la manière dont les gens écoutent de la musique aujourd’hui, qui n’a plus rien à voir avec la manière dont ils l’écoutaient il y a 20 ans par exemple… Il est difficile de dire si c’est une bonne chose ou une mauvaise chose, mais la musique paraît être plus que jamais un produit de consommation. Et les artistes semblent avoir du mal à vivre de leur musique… Etes-vous pessimiste ou optimiste ?
Will : D’un point de vue stylistique, artistique, la musique populaire est aujourd’hui à un niveau bien meilleur qu’il y a 20 ans… Mais si l’on parle de “modèle commercial”, c’est un désastre. Le modèle actuel est en train de briser les connections qui existaient entre les gens à travers la musique. Les grandes entreprises de technologie n’ont aucune idée de ce qu’ils sont en train de faire ! Ils sont doués pour inventer de nouvelles technologies qui soient super pratiques à utiliser, mais très mauvais lorsqu’il s’agit d’inventer des technologies qui enracinent les gens spirituellement… Ils défont des habitudes, des pratiques d’écoute de la musique qui étaient bonnes, et les remplacent par une absence absolue de forme. C’est horrible…
Cela dit, je ne sais pas si je suis optimiste ou pessimiste, parce que les choses changent tellement vite. Sans le Net, je ne serais pas à Paris en train de discuter avec vous. Le Net a été incroyablement utile pour développer ma carrière, et ensuite le Net a été terriblement efficace pour m’empêcher de gagner ma vie ! Mais ça ne veut pas dire que ça ne changera pas à nouveau, et rapidement… Donc je ne sais pas trop s’il faut être pessimiste ou optimiste, je suis incapable de prédire le future…
Mais je sais que les grandes Corporations ne sont pas nos amies. Qu’elles ne se préoccupent pas des gens, c’est comme ça que le capitalisme fonctionne en ce moment… C’est vraiment terriblement déprimant, d’un point de vue personnel, et financier aussi. En tant que musicien, c’est comme si vous étiez un chef de cuisine et tous les restaurants ont disparu, et tous vos plats sont livrés par un système du genre McDrive. Les clients reçoivent les plats que vous avez préparés par la fenêtre de la voiture. Vous pensez : “Objectivement, je sais que ce n’est pas la meilleure manière de manger”, et tout le monde vous répond : “Mais ça ne va pas ? C’est génial, super pratique !”. Ça fait un peu cet effet là… (Rires).
Benzine : Et pour le lancement de votre nouvel album, “In the Rainbow Rain”, on espère que vous allez repasser par Paris ?
Will : Oui, c’est prévu, pour octobre…
Benzine : Super, on se revoit en octobre, alors !
Propos recueillis par Eric Debarnot.
Okkervil River – In The Rainbow Rain
Sortie le 27 avril 2018 sur ATO Records.