Dans le champ de bataille, Jérôme Colin crée un double de papier: un père contemporain, passé à la quarantaine, dans laquelle il se débat dépassé par son rôle de chargé de famille, de mari, d’adulte.
Credit Photo : Ganaëlle Glume
J’aime bien Jérôme Colin. Pour de mauvaises raisons littéraires. Je l’écoutais à la radio fin des années 90 et il anime, depuis 2002, une émission culturelle dans laquelle il convoie des célébrités à l’arrière d’un taxi bruxellois. Je l’aime bien aussi pour des raisons qui peuvent donner le bon brassin pour un roman : son franc parler et sa tête de con… Deux qualités (oui ce sont des qualités) qui lui ont valu jadis, d’avoir à quitter sa place d’animateur à l’antenne de Pure Fm et que j’ai retrouvé récemment dans un extrait d’une interview pour la sortie de son nouveau livre où il fustige, en quelques phrases, l’incapacité du système scolaire à s’adapter au monde contemporain. Or comme le premier fondement d’un roman que j’aime bien consiste souvent en sa faculté de me projeter dans l’imaginaire de l’auteur, et à travers lui dans la peau de son héros… J’ai eu envie de découvrir son second essai romanesque publié aux éditions Allary.
Dans le champ de bataille, Jérôme Colin crée un double de papier: un père contemporain, qui fut jadis l’amant d’une jeune étudiante en pharmacie, « baba cool », devenue petit à petit notable et mère rangée d’enfants turbulents. Colin invente une femme qui se dévoue à sa famille sans que vraiment on ne ressente que lui pèse le passage de la post adolescence passionnée à l’âge adulte routinier dans lequel se débat, quant à lui, le héros du roman complètement dépassé par son rôle de père.
L’auteur dépeint une famille où une mère goûte avec simplicité aux petits moments paisibles du foyer, pas loin de la télé, ces instants fugaces de paix familiale que tout parent d’aujourd’hui goûte avec un plaisir quasiment indicible: à la tombée de la nuit, quand la télé débite une émission quelconque, quand les enfants dorment et que les ados rebelles regardent des “séries” un rouleau de Sopalin pas loin de l’écran. Et il raconte un père emmené dans une vie “normale” qu’il ressent comme autant de combats quotidiens, autant de trêves, de déroutes et de petits renoncements tacites pour lui qui traverse un début de crise de la quarantaine. Il y a ce changement inéluctable de ses enfants en monstres adolescents qui s’expriment en onomatopées et s’éloignent petit à petit de l’âge d’or du papa-roi. Il y a cette obligation à faire face au ronronnement du couple et à la nostalgie de la passion des débuts. Il y a la certitude de ne plus tout à fait être capable de faire vivre les espoirs de l’enfant qu’il fut jadis. Il y a cette incapacité aussi à garder sa propre progéniture dans le droit chemin de la réussite scolaire, tout en faisant taire cette petite voix intérieure, rebelle, qui s’en réjouit.
Le roman de Jérôme Colin aurait pu s’appeler “le droit chemin ?”, si au beau milieu des questions sur le rôle du père d’un adolescent désinvolte, si dans le doute sur la condition de mari, si au croisement des questionnements sur la bonne éducation à transmettre et le renoncement des rêves, ne venait frapper la réalité froide et cruelle: les attentats de Paris d’abord, le double attentat de Bruxelles ensuite qui impactent subtilement la vie des protagonistes.
Colin questionne la possibilité d’être le référent d’affection, d’autorité et de droiture morale dans un monde qui part en sucette. Il interroge l’efficacité de l’école et la violence globale qui frappe les plus jeunes en 2018 par le biais du réel et de ses relais numériques. Ce sont les axes principaux de cette autofiction qui se révèle agréable à lire à défaut de chercher à en révolutionner le genre.
En faisant se croiser les trois thèmes: questions égotiques, violence du monde, violence des échanges en milieu tempéré, Jérôme Colin s’inscrit dans une lignée narrative qui a donné le meilleur: “La belle vie” de Jay Mc Inerney en 2007 et le plus vain “Windows on the world” de Frédéric Beigbeder paru en 2003, qui n’avait pour lui (à tout bien re-considérer) que d’être sans doute le premier roman francophone d’introspection qui prenait à témoin un attentat hallucinant et anxiogène.
J’aime beaucoup l’évidence avec laquelle l’auteur décrit ce qui pourrait être mon quotidien de “moitié” d’une femme pour qui mûrir c’est tourner simplement le dos aux “erreurs de jeunesse”, je le trouve très adroit quand il s’agit de décrire, à petites touches, le moment où « l’homo sapiens sapiens Brusselensis » perd pied : à coups de détails et d’illustrations en finesse. J’apprécie aussi comment il raconte sans en faire une thèse de doctorat, l’incapacité de l’école à repenser son modèle de fonctionnement: la manière dont les résultats y ont remplacé les compétences et l’utilitarisme futur, la nécessaire bienveillance. Je m’amuse souvent en y constatant que tous les pères belges ont sans doute la même difficulté à se positionner par rapport à leurs descendance quand elle aime les appeler “Boulet”. Je loue le fait que les attentats y soient vécus comme un déclencheur mortifère et effarant, mais non comme un personnage à part entière du roman, écueil dans lequel était tombé Beigbeder.
Pourtant, et parce que je sors de la lecture avec un sentiment plus mitigé que je ne l’espérais, je regrette parfois, le côté nerveux et très “rapide” du roman narratif qui s’avale le temps d’un aller retour en train. J’aurais aimé que Jérôme Colin, comme le fait très bien Mc Inerney d’ailleurs, me décrive mieux le quotidien de ses protagonistes. Qui sont leurs amis? A quoi ressemble leur petite maison bruxelloise avec un jardin? Pourquoi les bruxellois se réconfortent avec des boulettes sauce tomates (ainsi donc je ne suis pas seul) plutôt qu’avec les frites caricaturales dont le monde aime les affubler? Pourquoi les proviseurs des écoles ne sont pas, au royaume, les directeurs d’établissement? Que pense la préfète replète dans son petit bureau à l’athénée? Quel est le quotidien de Monsieur Mollasson? Parce que, comme le roman de Jérôme Colin est le premier roman “belge” que je lis où la Belgitude est présente, non gommée pour s’inscrire dans le giron de la littérature française, mais sans jamais non plus en faire des caisses sur un soi-disant sentiment d’appartenance nationale; j’aurais aimé qu’il développe plus l’univers de ses héros. Lecteurs, nous aurions pu aussi disposer d’autres éléments plus essentiels encore au fil narratif que le décor bruxellois: comment le couple s’est-il rencontré? Qui est le grand brun sympathique qui tourne autour de madame? Ou même comment pense madame, d’ailleurs, elle qui semble parfois monolithe aux contours flous, mais que les événements révèlent « angoissable » ou fragile? Que se passe-t-il dans la tête du fils, qui sont ses amis? A quoi ressemble-t-il? Pourquoi est-il aussi évanescent jusqu’au climax narratif que je tais pour éviter tout spoil? Un peu plus de chair en plus sur une ossature déjà solide.
Autant d’élargissements de la profondeur narrative qui m’auraient sans doute permis de plus encore apprécier le roman, dont la compacité de nouvelle resserrée sur les trois “violences” du monde moderne diminue son pouvoir de conviction dans ma mémoire. Le champ de bataille reste néanmoins le premier livre pour lequel dire que c’est un “super livre à lire aux cabinets” est presque un hommage à la prose de l’auteur. Comprendront ceux qui liront, ceux qui le vivent.
Denis Verloes
Le champ de bataille
Roman de Jérôme Colin
Editions Allary
17,90€ – 210 pages
Date de parution : 1e mars 2018