Eclosion d’un immense artiste avec Cosmo Sheldrake, trait d’union entre Kevin Ayers et une certaine idée de l’inventivité. Analyse de The Much Much How How And I.
Je sais pas vous mais moi, j’en ai un peu assez de cette mode chez les étudiants de faire leur année sabbatique où ils se découvrent une passion de globe-trotter. Pas de jalousie à sentir entre les lignes ici… Bon d’accord peut-être un petit peu mais à peine… Non, le problème est ailleurs. Le problème c’est qu’ils ont souvent cette fausse bonne idée de revenir de leurs pérégrinations initiatiques avec un carnet de voyage sonore, photographique ou manuscrit dans lequel on retrouve souvent les mêmes clichés, au sens propre comme figuré, les mêmes expériences interprétées par la lorgnette d’un ethnocentrisme étriqué.
The Much Much How How And I, premier format long de Cosmo Sheldrake qui fait suite à quelques EPS bien remarqués à leur sortie, ressemble à un carnet d’expériences le long des routes.Lâchons tout de suite la vilaine question des clichés. Quand on s’intéresse un petit peu au monsieur de 28 ans sur le Net, on voit souvent revenir le terme de « déjanté » pour définir l’univers du musicien. On a vite fait de paraître original quand on est seulement plein d’idées. La période est bien trop frileuse pour tolérer des artistes qui vont chercher dans les marges, dans les folklores.
Fils de bonne famille né dans les beaux quartiers londoniens, Cosmo Sheldrake met en pratique ses connaissances issues d’études en musicologie. On remarquera instantanément cette composition largement inspirée par les structures classiques et contemporaines, pour faire simple de Messiaen ou Dvörak à l’école anglaise. Ne craignez pas pour autant un pensum pénible et complexe. L’anglais ne joue en rien les virtuoses ni ne fait des effets de manche. Sa musique se suffit à elle-même. Rarement, on aura eu le sentiment de se retrouver plongé dans les images d’un film de Fellini, Les nuits de Cabiria, La Strada ou Les Clowns.
Cosmo Sheldrake avec son nom de magicien (et aux pouvoirs multiples) renvoie à ses chères études Zach Condon avec cette fanfare qui doit autant aux musiques des Balkans qu’à Ralph Vaughan Williams. Cosmo Sheldrake chante la pastoralité, la ruralité avec une science des arrangements et en particulier dans les instruments à vent avec une délicatesse et une richesse digne de Brian Wilson.
Ce disque intemporel aurait tout aussi bien pu être enregistré à la suite des sessions de Joy Of A Toy en 1969, 1954 ou 2056. Imaginez un Tom Waits période Swordfishtrombones en mode ligne claire, un Spike Jones mélancolique.
On a du mal à croire que ce monsieur avec ce nom que Mandrake n’aurait pas rejeté n’ait pas lui-même des super pouvoirs, quelque chose de supra-humain car si vous entendez des arrangements aussi beaux cette année, une singularité aussi maîtrisée et libre à la fois eh bien je veux bien manger mon chapeau !!
Cosmo Sheldrake s’amuse avec toutes les nuances, une valse mélancolique ici, un charleston là, des sonorités Hip Hop encore ou un blues Cajun expérimental. Il n’y aurait guère que John Greaves ou Robert Wyatt dont on pourrait le rapprocher ou parfois dans ses moments les plus apaisés d’un Goran Bregovic.
Une valse mélancolique ici, un charleston là, des sonorités Hip Hop encore ou un blues Cajun expérimental
Chaque morceau de The Much Much How How And I ne regorge pas seulement d’une idée que l’on épuise 4 minutes durant. Non, chaque seconde semble être la possibilité d’une découverte, d’un minuscule détail, d’un arrière-plan qui devient le centre du sujet et qui est ensuite estompé par un autre arrangement encore plus brillant. Pourtant, jamais on n’a l’impression de se faire berner par un musicien virtuose, il conserve pour nous une empathie sans condescendance aucune, il prend notre main dans la sienne et nous dit tout tranquillement : « Allez suis-moi dans ce labyrinthe. » Car à n’en pas douter, la musique de Cosmo Sheldrake est tortueuse tout en restant fluide et limpide. Il peut vous tirer les larmes mais aussi le sourire dans un même instant. Il n’a que faire de l’air du temps, des envies du moment, le monde extérieur ne semble pas avoir de prise sur lui. Ses sons sont pareils à une espèce de Deus Ex Macchina modeste, enjôleur et protéiforme.
Qualifier Cosmo Sheldrake d’artiste déjanté serait le résumer pour ne pas dire le réduire à un exercice de style un peu vain, une digression vaguement Art Brut. The Much Much How How And I va bien plus loin que cela. C’est bien plus qu’une oeuvre de Pop baroque, peut-être simplement un immense disque.En tous les cas, peut-être l’un des dix albums majeurs de 2018.
Greg Bod
Cosmo Sheldrake – The Much Much How How And I
Label : Transgressive Records
Sortie le 06 avril 2018