Et si les Nits restaient en 2018 l’un des plus cadeaux que vous puissiez vous faire à vous-même ? Un cadeau qui mélange subtilement joie de vivre et spleen insondable. Comme n’importe quelle bonne « pop music » devrait d’ailleurs savoir le faire.
Ah, les Nits, ex-« secret le mieux gardé de la pop », comme les journalistes français avaient trouvé malin de les qualifier à la fin du siècle dernier, avant de peu à peu se désintéresser du destin du trio batave qui n’aura finalement guère été prophète en dehors de son pays ! Pour nous, les fans absolus de ce groupe unique, qui avons eu l’occasion de les voir officier sur scène lors nombre de concerts mémorables, il restera le souvenir de soirées littéralement transies de bonheur, entre chansons parfaites, vivacité espiègle et virtuosité souvent époustouflante. Mais la nostalgie n’étant pas notre registre, c’est la beauté de leur dernier album, « Angst« , tentative conceptuelle réussie de faire revivre en musique les souvenirs familiaux, et en particulier ceux de la seconde guerre mondiale, qui nous amène ce soir au Petit Bain, alors que Paris retrouve une joie de vivre printanière après un long hiver glacial et pluvieux.
La queue devant la péniche est composée de fans plus très jeunes non plus, et on entend çà et là des plaintes quand on les informe qu’il n’y aura pas de sièges. Je souris en coin, ravi bien entendu de l’occasion de voir et d’écouter – peut-être pour la dernière fois ? – les Nits dans les excellentes conditions qu’offre le Petit Bain, une merveille de petite salle qui tangue même les jours de gros temps…
19h30 : Fabio Viscogliosi est un chanteur italien dont la moitié du répertoire est en français… ou bien un chanteur français dont la moitié du répertoire est en italien ? Ce n’est pas clair tout cela, puisque alors que Wikipedia le présente comme un « artiste, écrivain, dessinateur et musicien » de la région de Lyon, il a prétendu au cours de son set ne pas parler notre langue… Bon, de toute manière, Fabio chante ce soir en solo, avec l’appui de musique pré-enregistrée qui rajoute un peu d’ampleur à certains de ses morceaux. On peut penser au Murat des débuts, du fait d’ambiances sensuelles et d’un chant plutôt maniéré. Par contre la succession de tempos moyens assez similaires fait que le set ronronne un peu trop malgré la belle voix de Fabio. Les 35 minutes imparties paraissent finalement un peu longuettes, même si le personnage est intéressant…
20h40 : Henk, Robert Jan et Rob sont là, nos Nits éternels, on a envie de dire inchangés malgré les années qui les ont marqués autant que nous.
L’intro, un enchaînement tout en douceur, en subtilité, d’une intense beauté, de l’effrayante comptine de Oom-Pah-Pah (« Catch me, my baby / I’m falling / Out of a tree in your arms / … / Oom-pah-pah men in the bone caves / Oom-pah-pah men get up late / Don’t open the cupboard / Don’t open the door / I’m afraid ») et de l’élégance feutrée des Nuits, place la barre très, très haut. Bien au-dessus en tout cas du concert un peu décevant de l’Alhambra en 2008 (dix ans déjà !), où Henk était fortement diminué par des soucis de santé. Non, ce soir, ce sont les Nits en très grande forme qui vont nous offrir un concert de 2 heures synthétisant parfaitement leur incroyable talent mélodique et leur aisance scénique. Le son est parfait comme toujours au Petit Bain, la voix de Henk n’a pas pris une ride, et claviers et percussions ont déjà déployé leurs enchantements sur la petite foule hypnotisée.
Henk nous explique dans un mélange hilarant de français (il nous appelle son « dictionnaire » quand nous l’aidons à trouver les mots qui lui manquent…) et d’anglais que le concert de ce soir sera consacré à l’intégralité de « Angst » en intercalant quelques chansons plus connues (enfin, « connues », on se comprend…), avant d’attaquer Flowershop, l’un des deux seuls morceaux traditionnellement pop de l’album. Etant donné l’aspect exigeant, voire austère, du nouveau matériel, et le fait que le public n’a pas l’air de le connaître, on peut avoir quelques craintes quant à l’ambiance de la soirée, mais ce serait mal connaître les Nits ! Chaque chanson est préalablement expliquée avec humour et émotion par Henk (quel moment quand il déroule la photo de ses grands parents émus par la parution de « Tent », le premier album du groupe !), ce qui permet enfin d’en saisir pleinement le sens derrière les paroles souvent abstraites. De plus, comme toujours chez ces diables de musiciens, les morceaux ont déjà évolué, ce sont complexifiés, enrichis, ont été réinterprétés, sont devenus plus accrocheurs : si l’on excepte l’ennui léger dégagé par la rencontre entre Elvis Presley et la Lorelei sur Along A German River, le traitement live rend les chansons de « Angst » plus immédiates, plus charnelles, voire bouleversantes parfois. Et Pockets of Rain, sans surprise, rejoint ce soir les grands morceaux fédérateurs du groupe, avec son juste dosage entre lyrisme menaçant et romantisme !
Et alors, demanderont tous les fans du groupe qui n’ont pas pu être avec nous au Petit Bain, les classiques ? Eh bien, ce fut une fête absolue des sens, chaque morceau étant retravaillé, modernisé pour paraître toujours aussi frais, aussi excitant. J.O.S. Days, l’hommage à l’équipe locale J.O.S., fondée paraît-il par un oncle de Henk, et qui passe toujours cette chanson sur les haut-parleurs du stade avant un match, est le morceau parfait pour mettre tout le monde de bonne humeur. Soap Bubble Box et la fabuleuse Cars & Cars, qui vous froisse le cœur tout en vous élevant l’âme, évoquent magnifiquement la période bénie de « Ting ». Nescio, dans l’une des plus belles et plus amples versions que j’aie jamais entendues en live, sera le moment le plus extatique du set, et je jurerais avoir vu des larmes dans les yeux de Robert Jan à la fin ! Sketches of Spain, seul passage électrique du set, a moins de puissance que jadis, mais devient un poignant singalong, hommage aux victimes du franquisme (« In the hills round Zaragoza we’re waiting to attack / A knot of dirty men that shiver round their flag / The boredom and the lack of sleep / The tin cans in the mud / Red is the colour of our blood / We never, never / Never, never / Never stop / Never stop… »). A Touch of Henry Moore est une explosion baroque et enthousiaste de sonorités étranges, No man’s Land avec sa superbe évocation des nuits blanches de personnalités (John Lennon, Irina Ceausescu…) est le morceau le plus traditionnellement rock de la setlist, tandis que Port of Amsterdam exploite une veine burlesque et bruyante que les Nits ont un peu abandonnée depuis quelques années.
En rappel, quoi d’autre que les merveilles inusables que sont Adieu Sweet Bahnhof, l’une des plus belles chansons au monde pour tous ceux qui passent leur vie dans les trains et les hôtels, et la réjouissante In the Dutch Mountains, qui nous permet de conclure cette nuit magique en gueulant : « Mountains ! Mountains ! », ce qui, vous en conviendrez, n’arrive quand même pas tous les jours ?
Et si les Nits restaient en 2018 l’un des plus cadeaux que vous puissiez vous faire à vous-même ? Un cadeau qui mélange subtilement joie de vivre et spleen insondable. Comme n’importe quelle bonne « pop music » devrait d’ailleurs savoir le faire. Et si la musique populaire actuelle ne sait plus le faire, rassurez-vous, la recette n’est pas perdue, elle se perpétue sur les rives de la rivière Amstel… »
Texte et photos : Eric Debarnot
Les musiciens des Nits sur scène :
Henk Hofstede (chant, guitares, claviers)
Rob Kloet (batterie, percussions, voix)
Robert Jan Stips (clavier, chant)
La setlist du concert de The Nits :
Oom-Pah-Pah (In the Dutch Mountains – 1987)
Les Nuits (Les Nuits – 2005)
Flowershop Forget-Me-Not (Angst – 2017)
J.O.S. Days (In the Dutch Mountains – 1987)
Soap Bubble Box (Ting – 1992)
Nescio (Omsk – 1983)
Yellow Socks & angst (Angst – 2017)
Radio Orange (Angst – 2017)
Lits-Jumeaux (Angst – 2017)
Along A German River (Angst – 2017)
Sketches of Spain (Kilo – 1983)
Cow with Spleen (Angst – 2017)
Two Sisters (Angst – 2017)
Cars & Cars (Ting – 1992)
No Man’s Land (Doing the Dishes – 2008)
A Touch of Henry Moore (Omsk – 1983)
Pockets of Rain (Angst – 2017)
Port of Amsterdam (Henk – 1986)
Encore:
Zündapp nach Oberheim (Angst – 2017)
Adieu Sweet Bahnhof (Adieu Sweet Bahnhof – 1984)
In the Dutch Mountains (In the Dutch Mountains – 1987)