[Ecoute avant-première] « Cordes », l’étonnant album du pianiste et chanteur ROUGGE

Le Pianiste de Nancy ROUGGE revient avec Cordes, un oeuvre à caler ente Wim Mertens, Michael Cashmore de Nature & Organisation ou encore Jan Swerts. En somme un univers qui ne choisit jamais entre musique contemporaine et immédiateté pop. Benzine Magazine vous invite à découvrir ce disque en avant-première.

En musique, si il y a bien un défaut qui devient une vertu, c’est l’indécision. Ne jamais savoir choisir où l’on ira ensuite, ne jamais rien s’interdire. C’est un peu cela que l’on se plait à trouver dans ces musiques à l’inconfort nécessaire. Pensez ici à Tuxedomoon, à Luigi Rubino, à l’école minimaliste américaine. Pensez à tous ces artistes qui jouent avec les marges, ces lignes qui continuent au-delà des feuilles blanches.  Rougge, c’est le projet d’un pianiste-chanteur de Nancy, qui en 10 ans a sorti 3 disques dont ce Cordes qui nous réunit dans l’instant.

Pour expulser tout de suite les clichés ou les étiquettes faciles, on pourrait parler de rencontre entre le délié d’une voix libertaire à la Thom Yorke et l’évanescence d’une musique néo-classique pas si lointaine du groupe Ashram signé il y a quelques années chez Priskovénie. Pour une pratique assez proche de la glossolalie, on pourrait le rapprocher de Sigur Ros ou encore Cocteau Twins, le mot bien plus qu’un outil d’essence devient un outil de sens.  Ces onze pièces musicales ressemblent finalement plus à des lieders qu’à des synthèses Pop. Le pianiste ne choisit pas la facilité avec Fragment 12 (Version Quintette), une voie d’entrée ardue toute en tension qui évoquera Krzysztof Penderecki. 

Un peu comme si ROUGGE souhaitait nous signaler : « Eh l’ami, sois attentif, je ne me laisserai pas saisir si facilement, sois attentionné. »

Dès Fragment 53 (Version Quintette) arrive cette voix haute et déclamatoire, ces lignes mélodiques élargies jusqu’à la brisure. Il y a énormément de romantisme, de délicatesse et d’élégance dans cette versatilité. Sans aucun doute le nancéien a-t-il écouté Current93 et tous ses satellites, Michael Cashmore en tête mais il se dégage de lui une énergie différente, une suggestion des possibles et des non-dits. Ici accompagné d’un sextet à cordes, ROUGGE pousse bien plus loin les limites de son projet pour saisir toutes les nuances du silence. Fragment 45 (Version Quintette),  cela pourrait être la collision entre une vieille ritournelle de Hoagy Carmichael et un vieux chant de messe d’une église scandinave… Au-dehors le vent et le froid qui s’infiltre sous la porte.  Ce serait une bien belle promesse de beaux objets sonores qu’une collaboration avec un autre pianiste, Franck Marquehosse de Moinho .

Avez-vous déjà entendu parler du Sergent Bertrand que l’on appelait aussi Le Vampire de Montparnasse ? Ce sergent de l’armée française qui, entre 1848 et 1849, exhuma et mutila des femmes dans les cimetières parisiens et plus précisément dans celui du Montparnasse. Il n’était ni vampire ni esthète, il n’était qu’un homme désespéré et malade, croyant trouver le réconfort en des bras qui ne pouvaient plus lui répondre.  Faire un acte d’amour et d’horreur dans un même élan. Aimer et détruire dans une seule unité de temps. Goûter des paradoxes avec tout le mépris de la perversion. Pas d’échappatoire possible ou si peu… La musique est, elle aussi, un acte de vampirisme et de paradoxe, elle se nourrit de celui qui l’écoute, elle le laisse exsangue et pétrifié. Il n’y a aucun jeu de vase communiquant entre le créateur et celui qui l’écoute. Tout est question de domination et de pouvoir masqué sous des caresses. Les musiques de brisure vous salissent presque, à force de tant de beauté. Fragment 22 (Version Quintette) et son ambiance comme une lamentation vous glacera d’un plaisir mêlé d’effroi.

“Parle si tu as des mots plus forts que le silence, ou garde le silence.”
Euripide

ROUGGE ne choisit jamais entre le silence et le discours. Prenez Fragment 26, l’homme délaisse sa glossolalie pour y chanter des mots mais ils atteignent un tel degré de dilatation qu’ils en deviennent des notes exprimant peut-être encore mieux l’émotion à la chair. Toutefois, Fragment 9 marque quelques limites non pas pour sa qualité technique ni même d’exécution mais on a cette désagréable sensation de le voir s’exprimer à la manière de Thom Yorke, bien dommage quand tout le reste du disque, le monsieur contrôle un univers-monde totalement singulier.

Avec Fragment 48 (Version Quintette), il revient à un piano fin de siècle entouré de cordes, la simplicité lui va beaucoup mieux. Mais il faudra ici insister sur la voix de Contralto d’un musicien accompli et cultivé qui réveille des souvenirs de castrat mais aussi d’une certaine école symbolique.

Pénétrer dans la musique de ROUGGE c’est entrer dans les pages d’un roman d’Henry James, c’est se laisser mettre dans un état de étonnement permanent  à la manière d’un Florent Schmitt ou d’un Arnold Schönberg. A la fois introspectif et maniéré, ROUGGE reste insaisissable et mystérieux.

On ne cherchera nullement à classer sa musique car après tout peu importent les étiquettes… Néo-classique ? Sans doute mais pas que. Contemporain ? Sans doute mais pas que. Minimale ? Sans doute mais pas que… Et si la réponse était dans une addition savante de tout cela et rien de plus.

Ce qui est sûr, c’est que Cordes est le beau geste d’un homme à l’univers étrange et singulier.

Greg Bod

ROUGGE – Cordes
Label : The Gum Club
Sortie le 4 mai 2018