Alain Chamfort a sorti le 20 avril dernier le superbe « Le désordre des choses », un disque comme une forme de bilan de vie. Retour en profondeur avec l’auteur qui a répondu à nos questions dans un entretien en deux parties dont voici la première.
Crédit photo : Loïc Venance
Certains artistes baladent des malentendus comme leur talent. Alain Chamfort ne fait pas exception. Alors que sort le tout en profondeur Le Désordre des choses, on se rend compte que depuis ses débuts, il y a cinquante ans, on a entretenu un rapport d’attachement complexe à ce monsieur. On oublie parfois que la légèreté peut être trompeuse et parfois bien plus riche de faux-semblants qu’elle n’y paraît. Lui qui chantait La fièvre dans le sang nous parle désormais du temps qui passe, des microsillons qui creusent lentement la peau, des empires qui s’effondreront un jour à Palmyre ou ailleurs. C’est avec prudence et précaution qu’Alain Chamfort choisit ses mots comme ces personnes bien trop discrètes qui s’excusent de leur présence. Quand quelqu’un met autant de volonté à dire le mot juste, on se doit de l’écouter.
BENZINE : Alain Chamfort, vous avez emprunté votre nom de scène au penseur Sébastien-Roch Nicolas de Chamfort. J’aime bien cette phrase de lui que je vous imagine volontiers prononcer : La considération vaut mieux que la renommée. Vous qui avez connu l’immense succès comme les échecs, pensez-vous avoir trouvé votre place après cinquante ans de carrière ?
Alain Chamfort : Avec la considération il y a quand même un sentiment d’appréciation dedans, plus que d’être renommé ce qui est important c’est d’être reconnu. Concernant ma place dans la scène française, je ne me suis jamais trop posé cette question. J’ai, je pense, ma place à moi un peu particulière car elle est un peu plus diffuse que d’autres car dans ma carrière, j’ai connu des périodes d’absence et d’autres où j’étais plus mis en avant. Je crois que ce que je propose même si ce n’est pas une recherche n’est pas forcément fait pour le plus grand nombre. Il n’y a rien de méprisant là-dedans. J’essaie avant tout de faire les choses qui me conviennent à moi et qui me plaisent sans trop me préoccuper de la manière dont la chose va être reçue. Ma motivation la plus profonde n’est pas d’aller chercher le public le plus large possible. J’essaie de faire des choses qui me conviennent en espérant quand même qu’il y aura une rencontre avec le public. Faire des choses qui te correspondent n’impliquent pas toujours d’être en phase avec le public.
« Je suis pudique – c’est mon éducation –, je ne me déboutonne pas à l’envie, disons que ma nature est réservée. On m’a souvent reproché de cacher ou de voiler mes sentiments. Peut-être que, pour une part, ils s’expriment dans ma musique.
Si je me décide aujourd’hui à me livrer par l’écriture, alors que je cultive la discrétion depuis tant d’années, c’est qu’il me faut risquer les profondeurs avec ravissement, à croire que mes blessures aiment à sourire devant la gravité. »
Extrait du livre « Intime » d’Alain Chamfort (2016)
Après Intime, cette autobiographie en forme de mémoire en 2016, vous sortez Le désordre des choses, un disque qui ressemble un peu à un bilan de vie. Avec l’âge, met-on un peu à distance face à la pudeur et les voiles sur les choses ?
Oui, fort heureusement. On est là aussi pour apprendre, notre existence doit bien servir à quelque chose. Dompter des complexes, accepter qui on est et en même temps tenter de s’améliorer. C’est vrai aussi que parfois la pudeur peut être un peu paralysante avec cette timidité tout à fait liée. En vieillissant, on devient moins soucieux du regard des autres.
Chaque artiste véhicule une image, pour ne pas dire un cliché. Quand on parle de vous, Alain Chamfort, on y accole le titre de Dandy mais de Dandy sans cynisme, un dandy Populaire. Il y a chez vous ce je ne sais quoi de légèreté. Vous reconnaissez-vous vraiment dans cette description d’élégance et de dandysme ?
Je ne sais pas trop, je pense que l’on m’associe à cela pour la forme, je trouve la chose toujours un peu restrictive et réductrice avec ces qualificatifs un peu rapides et paresseux mais en même temps ce n’est ni agressif ni insultant. Je ne me reconnais qu’à moitié dans cette description car effectivement dans le Dandysme, il y a une forme de cynisme qui m’est totalement étrangère. Je suis au contraire beaucoup plus dans l’émotif mais malgré tout on est content d’être défini même si cela ne nous représente pas totalement, au moins on a réussi à nous trouver un qualificatif (Rires).
Vos parents provenaient tous les deux de deux milieux très différents, pour votre père, le monde agricole et pour votre mère la petite bourgeoisie, est-ce de là que semble venir cette volonté de non-choix entre une musique plutôt sophistiquée et une envie de rester populaire ?
Certainement que si, je crois bien que mon équilibre passe par garder le sens de ses racines et ses origines simples et modestes et d’essayer de mener ma musique vers plus de sophistication. J’ai toujours revendiqué mon appartenance à un milieu modeste mais je crois qu’il est aussi important d’essayer de s’élever. La musique qui a ce pouvoir immédiat, les tubes par exemple, j’adore ça. J’adore ces musiques évidentes qui s’imposent mais j’aime aussi les choses plus subtiles et plus raffinées qui passent par des émotions plus complexes. Je suis fait de ces deux envies. Prenez Les Beatles, ils pouvaient faire Lucy In The Sky et Yellow Submarine. Tout cela coexiste ensemble finalement.
Le destin est parfois étrange, ce qui a tout déclenché dans votre parcours de musicien, c’est que votre père durant la guerre a été vaguemestre. Pouvez-vous nous expliquer ce rapport entre cette activité et vos premiers pas dans la musique ?
Mon père était vaguemestre durant la seconde guerre mondiale mais comme il n’avait pas son permis de conduire, on lui a commis un chauffeur d’office. Dans ces périodes troubles de la guerre avec cette peur qui s’accrochait à eux, ils se sont serrés les coudes tous les deux et sont devenus très proches et amis. A la fin de la guerre, ils sont restés en relation et ce monsieur qui s’appelait Yves Dastier s’est marié avec une dame. Mes parents ont souhaité que sa femme devienne ma marraine. En plus, elle était professeur de piano. J’allais chaque été passer des séjours chez eux à Bourges, j’ai passé plein d’instants de mon enfance à Bourges. j’entendais ma marraine donner ses cours de piano, elle s’est vite rendue compte que cela me plaisait, que j’avais une bonne oreille et que j’avais le tempérament de quelqu’un qui pourrait s’épanouir dans la musique. Elle a dit à mes parents « Ce serait dommage qu’Alain n’apprenne pas la musique« , mes parents qui n’étaient pas du tout musiciens ne l’auraient sans doute pas découverts par eux-mêmes. Cela a été une vraie chance dans ma vie que nos chemins se croisent avec cette dame. J’ai commencé à prendre des cours de piano et c’est comme cela que tout a commencé avec pas mal de chance.
Il y a deux ans, j’ai interviewé Christophe qui dit que pour lui toutes les musiques viennent de l’enfance. Il m’expliquait qu’il a compris bien des années après que les ostinato qu’il utilise souvent dans sa musique lui viennent de son enfance. En effet, sa mère était lavandière et Christophe s’est rendu compte que ce rythme très régulier dans sa musique provenait sans doute du bruit des lessiveuses de sa mère. Pensez-vous, vous, Alain Chamfort, qu’il reste encore quelque chose de votre enfance dans votre musique ?
On est le produit de tellement de choses, de son éducation bien sûr, l’environnement de sa petite enfance. Moi, la musique que j’entendais chez mes parents, c’était la musique populaire, de l’accordéon, Robert Lamoureux, et d’autres comiques. Mon père achetait des opérettes. Il y avait aussi ce disque de Léo Ferré, beaucoup de musiques instrumentales également. A l’époque, les orchestres reprenaient les chansons, c’est triste d’ailleurs que cette pratique-là se soit un peu perdue avec le temps. Les chansons étaient souvent reprises par un orchestre sans le texte. Ce qui prouve qu’à l’époque, la grande majorité des chansons s’appuyait sur des mélodies et moi j’ai toujours aimé la mélodie. Je pense que cela vient de l’écoute de ces orchestres . Pour moi ce qui est indissociable d’une chanson, c’est qu’il faut qu’il y ait un air, une ritournelle. D’autres artistes pratiquent la chanson sous une forme différente mais moi j’aime bien que la partie musicale puisse faire son travail indépendamment du texte. Je ne vois rien contre l’idée que mes chansons soient jouées par des orchestres comme ça.
On fête les cinquante ans de mai 1968. Mai 1968, c’est quoi pour Alain Chamfort ?
A cette époque-là, j’étais musicien avec Jacques Dutronc. En mai 1968, j’étais en tournée avec lui, on avait fait cette date à Liège, j’avais à peine 19 ans. On est parti faire un tour du côté des quartiers chauds, on était dans ces petites boutiques où les filles sont en vitrines, on est allé leur rendre visite. J’étais avec une d’entre elles, elle avait laissé son poste de radio allumé, j’entendais des journalistes qui étaient sur les premières défenses de coups des CRS. Ils faisaient un reportage en direct sur Saint-Michel et c’est comme cela que j’ai appris qu’il commençait à y avoir des manifestations qui dégénéraient. On est vite revenu sur Paris. Comme il y avait des grèves de partout et que Paris était bloquée, mes parents habitant la banlieue, les trains étaient en grève et donc j’ai été logé chez Dick Rivers pendant environ trois semaines. Le soir, on allait faire un tour sur les barricades, là où les évènements se passaient. On était témoins de ça, de ces gens qui parlaient dans la rue. Comme tout le monde avait arrêté le travail, la rue était devenue un grand lieu d’échanges. C’était génial de voir ce besoin de liberté qui commençait à s’affirmer partout. Cette liberté, elle nous manquait aussi à nous même si on vivait autrement, on n’était pas des étudiants ou ouvriers à Boulogne-Billancourt mais comme tout le monde, on sentait que les mentalités s’ouvraient enfin un peu, qu’on était enfermés dans des corsets d’éducation. On étais tous heureux et concernés que le monde change. Cette période a été intense, il y avait 3 millions et demi de grévistes quand même ! Le pays était totalement bloqué. Tous les services publics étaient bloqués et pleins d’entreprises privés. Je me rappelle de ce ralliement autour de De Gaulle organisé par les mecs du pouvoir en place. Il y a eu cette réponse réactionnaire à ce mouvement. On avait conscience de vivre un moment unique, quelque chose qui n’avait pas été vécue depuis les grèves de 1936.
« Gainsbourg avait une vraie modernité, une musicalité dans les mots »
Vous avez collaboré avec Claude François où le succès est venu petit à petit, on vous a qualifié de chanteur « pour jeunes filles ». A travailler avec Serge Gainsbourg, il y avait une volonté de casser son image, de se trouver une forme de légitimité artistique ?
Oui bien sûr, je commençais un peu à étouffer dans l’environnement de Claude qui contrôlait beaucoup ce que je faisais. Il ne souhaitait pas que j’ouvre ma musique sur quelque chose de différent. Il avait façonné en moi un personnage qui marchait comme cela et il ne comprenait pas mon envie de vouloir passer à autre chose. J’avais envie de parler musicalement de manière plus libre, d’explorer des nouvelles voies. Je me sentais en tant que musicien trop limité dans cet univers trop formaté. Je ne renie rien, j’ai aimé le faire mais j’avais l’impression d’avoir fait le tour et j’avais envie de pousser les limites. Quand je suis parti à Los Angeles pour enregistrer mon album et les parties musicales, je me suis rendu compte en revenant que le son était très différent de ce que j’avais produit avant même dans le processus de composition. Il fallait que les mots s’adaptent aussi à cette nouvelle musique pour moi. Après réflexion, je me suis dit que Gainsbourg, cela devrait aller. Pour moi Serge Gainsbourg avait une vraie modernité, une musicalité dans les mots indépendamment de son esprit un peu misogyne. Je voulais me coller à cet aspect un peu moderne qu’il avait réussi à définir. Il était dans une période creuse à ce moment-là, il a trouvé le temps et l’envie de s’intéresser à moi et on a donc collaboré ensemble sur presque trois albums. Je savais que je prenais une distance avec ma musique passée, que je pouvais surprendre et même décevoir du public qui s’était constitué autour de moi.
Serge Gainsbourg était pour le moins un personnage haut en paradoxes qui disait cette phrase bien connue que la chanson est un art mineur. Pensez-vous que la chanson est une formule artistique dont le vocabulaire peut encore évoluer et évolue encore. Pensez-vous que l’on a fait le tour de la question et que c’est désormais un format figé avec ses quelques nuances ?
La chanson a toujours évolué, pourquoi cela changerait-il ? La chanson est le reflet du reste. C’est un miroir de notre société. Qu’elle soit différente de celle qu’elle était il y a trente ans n’est pas étonnant. La chanson va continuer à petit à petit se modifier et à prendre les nouvelles couleurs de la société. Alors, est-ce que c’est un art mineur ? Pour certains, oui, pour d’autres non. Cela me semble compliqué de définir de manière aussi catégorique la chanson. Il y a des gens qui se foutent de la chanson et d’autres pour qui c’est indispensable. C’est la même chose pour tous les arts. Gainsbourg disait que pour la chanson, il n’y avait pas besoin d’initiation, il s’était embarqué dans un truc avec ce raisonnement alors il cherchait un truc pour se justifier. Je pense que certaines chansons peuvent sauver des vies, est-ce mineur dans ce cas ? Je ne crois pas.
Une chanson peut marquer quelqu’un à vie et cette même chanson peut laisser des quantités de gens totalement indifférents. Concernant mes propres chansons, j’ai l’impression que chacune de mes chansons produit le même effet sur moi pour des raisons différentes mais à partir du moment où je me dis que tel ou tel titre sera sur mon prochain album c’est qu’elle a produit un effet que je retrouve à chaque fois que je l’écoute. Je me reconnais dedans et cela résonne dans ce que je suis. Bien sûr, j’ai quelques chansons qui résistent au temps, certaines ont eu plus de succès, c’est vrai que cela détermine un autre rapport car quand elles sont appréciées par les gens, que les médias les ont défendues.
Quand je fais des concerts, je choisis forcément des chansons que les gens ont aimées. Si ils viennent me voir c’est qu’ils veulent entendre Manureva et quelques autres. Je ne leur fais pas que des titres inconnus mais au milieu de chansons connues, je leur glisse des titres moins médiatisés qui peuvent leur plaire autant. Ce qui restera de moi, c’est ce qui a le plus marché.
« Certaines chansons peuvent sauver des vies »
Vous avez eu des rapports compliqués avec les labels et l’industrie du disque, on se rappelle de ce clip inspiré par un scopitone de Dylan sur Les Beaux Yeux de Laure pour l’album « Le Plaisir » avec cet écriteau que vous présentez face à l’écran : « « Je cherche une maison de disques/je suis gentil, propre et bien élevé et j’ai écrit Manureva ». Par rapport à vos débuts il y a une cinquantaine d’années, qu’est-ce qui a changé dans le monde musical ? Cette notion de direction artistique qui tend à disparaître avec les années ?
C’est un petit peu à cause de cela qu’il y a de plus en plus d’artistes qui se produisent en se dispensant de maisons de disques. On voit de plus en plus des musiciens qui remplissent des salles, qui vendent des disques sans soutien de label. La notion de directeur artistique est apparue de plus en plus comme étant secondaire au profit des postes de directeurs de marketing. On remplaçait des directeurs artistiques par des types qui sortaient d’une école de commerce. Je crois bien qu’à un moment les directeurs des maisons de disques se sont dit qu’après tout c’était une entreprise comme une autre qui doit s’organiser et être régie avec les mêmes règles que n’importe quel produit de consommation. Ils ont appliqué ces règles-là et c’est vrai qu’ils ont vendu beaucoup de disques, ils contrôlaient ce qui se faisait et fabriquaient des artistes à la chaîne. Finalement, les majors s’en sont très bien sortis, les labels étaient tout à fait heureux de pouvoir appliquer ces moyens-là, de pouvoir répondre aux attentes du public mais il y a toujours quelque chose qui leur échappe. Un truc inattendu qui leur tombe dessus, un artiste qui ne ressemble pas aux autres. Le principal défaut des labels c’est de toujours vouloir copier quelque chose qui a marché, on se disait par exemple « Tiens on va produire une Britney Spears française » et ils trouvaient toujours des artistes qui correspondent à cela et qu’ils faisaient rentrer dans le moule. Cela n’empêchait pas l’émergence d’un mec qui venait de nulle part et s’imposait à la surprise générale.
propos recueillis par Greg Bod
Alain Chamfort – Le désordre des choses
[Pias Le Label]
Date de sortie : 20 avril 2018