A Kingston, Jamaïque, un instituteur coupe les dreadlocks d’un jeune rastafari et allume une mèche qui risque d’embraser tout le quartier… Voici un roman magnifique qui respire la musique et la poésie et qui inspire l’amour et la tendresse !
Photo credit : zulma
Ma Taffy est aveugle, elle a été agressée dans son lit par des rats, mais, installée sur sa terrasse dans le haut du quartier, elle sait tout de la vie de celui-ci, elle prévoit même ce qui va arriver. Elle entend, elle sent, elle ressent tout ce qui agite ce quartier-misère, et en ce jour de 1982, elle est inquiète, elle sent des odeurs annonciatrices de malheur, elle ressent des tensions, quelque chose ne tourne pas rond, l’autoclapse (« Désastre imminent ; calamité, le plus grand trouble qui soit ») pourrait s’abattre sur le quartier et causer de gros dégâts. « L’action de ce roman se situe dans la vallée imaginaire d’Augustowm, communauté qui entretient une étrange ressemblance avec un lieu bien réel August Town, Jamaïque, avec lequel elle partage aussi une histoire parallèle ». Dans un incipit, l’auteur à la gentillesse d’informer le lecteur que cette histoire se déroule dans un quartier misérable de Kingston, capitale de la Jamaïque.
En ce jour de 1982, Ma Taffy a senti l’odeur du malheur, elle a entendu les pleurs d’un enfant qui pourrait être le fils de sa nièce, un peu son petit-fils car dans ce quartier la famille ne connait pas le concept de famille biologique, la famille c’est ceux qui vivent sous le même toit, partagent la même misère et les mêmes révoltes en s’aimant d’un vrai amour familial. Il n’y a pas souvent de père, ils ne savent même pas toujours qu’ils ont procréé. Et en ce jour qui s’annonce de misère, Ma Taffy accueille l’enfant qui rentre de l’école en lui caressant les cheveux mais, même si elle n’est pas franchement surprise, elle constate que l’enfant a perdu ses dreadlocks, l’instituteur qui ne supporte pas les rastafariens les lui a coupés. Pour un rastafari c’est un très grand malheur, un affront insupportable qu’il faudra laver et Ma Taffy craint la réaction de la mère de l’enfant et du quartier en général.
Alors, elle essaie de calmer l’enfant en lui racontant l’histoire de ce quartier, les événements et les anecdotes qui ont marqué sa création : le suicide de Marcus Garvey qui s’est pendu après que les Babylons (les blancs et surtout les policiers) lui ont coupé ses dreadlocks à lui aussi. Elle raconte aussi l’histoire du prêcheur volant, le révérend Bedward, qui a promis de s’envoler vers le ciel mais qui s’est cassé la jambe en tombant de son arbre tremplin. Mais, « A l’époque, il y avait à Augustown plein d’histoires différentes : celles de la bible et celles d’Anansè l’Araignée ; celles des livres et celles de bouches-cancans ; celles des lues lumière-la-bougie et celles racontées lueur-la-lune. Mais la division était toujours nette entre les histoires écrites et celles qui étaient racontées. » Et Ma Taffy veut rapporter à l’enfant, l’histoire transmise de bouche à oreille, la tradition orale, pas celle qu’on apprend à l’école, celle qui raconte que le révérend est monté au ciel. Elle veut lui transmette la légende du quartier, la parole fondatrice, avant de mourir car elle sait qu’elle mourra bientôt, et « Pour sûr, chaque fois que quelqu’un meurt, y a un bout d’histoire qui s’en va avec lui, morte aussi…. Enfin, sauf … »
Pour une fois, j’ose le superlatif : ce livre est magnifique, il a la couleur, la saveur, l’odeur d’un fruit bien mûr, il respire la musique, la poésie, la sensualité, il inspire l’amour, la tendresse, l’humilité et la compassion. Même si cette histoire est tragique et révoltante car c’est histoire de ce quartier, c’est l’histoire du racisme à l’endroit des noirs et surtout des rastafariens, êtres pourtant si doux, c’est la haine qui habite encore aujourd’hui les habitants de Babylon qui ne considèrent les habitants de la petite vallée d’Augustown que comme des sous humains. Elle ne sent pas bon la petite vallée, elle n’est pas très propre, ses habitants non plus mais ils ont pleins de tendresse et de générosité. Eux, ils ne frappent jamais… pour raconter cette histoire tragique l’auteur donne la parole à plusieurs narrateurs qui tous ou presque utilisent, en plus de la langue du pays, un jargon composé de néologismes expressifs, de beaucoup de mots composés très imagés pour désigner des choses bien précises et même des périphrases entières sous forme de substantifs pour dénommer une action très spécifique : « racontée lueur-la lune » ou « lues lumière-la-bougie », pour bien monter la différence entre la tradition orale et l’apprentissage par la lecture. Tout un parler vernaculaire qui donne une couleur si chatoyante à ce texte qu’on a l’impression, une fois de plus, que la misère est moins pénible au soleil.
Denis Billamboz
By the rivers of Babylon
Roman de Kei Miller, traduit de l’anglais (Jamaïque) par Nathalie Carré
Editeur : Zulma
304 pages – 20,50 €
Paru le 7 septembre 2017
Lauréat 2017 du Prix Carbet a Caraïbe et du Tout-Monde
Lauréat 2017 du OCM Bocas Prize for Caribbean Literature