Sur la petite scène de l’Olympic Café, un bar du 18e chaleureux et sans chichi, Daniel Blumberg et ses musiciens ont proposé un spectacle assez étrange en guise de set, dans une ambiance étouffante.
Cela fait un moment que le nom de l’Olympic Café tourne dans Paris : dans un recoin du 18ème peu fréquenté jusqu’alors par les fans de Rock, il se passe des choses étonnantes, puisque se succèdent à un rythme infernal des concerts de groupes ou d’artistes venus de la planète entière et souvent dignes d’intérêt. L’annonce du passage de Daniel Blumberg, responsable de “Minus”, l’un des plus beaux albums de cette première moitié de l’année, est l’occasion parfaite d’aller voir ce qui s’y passe…
Alors qu’on s’attendait plus ou moins à l’un de ces endroits branchés qui essaiment à travers les quartiers de Paris les plus populaires, l’Olympic Café ressemble en fait à n’importe quel bar-restaurant du coin, affichant un charme décati et une roborative cuisine africaine au menu. Un bon point donc, pas de bobos à l’horizon, et la possibilité de déguster des accras avec les amis avant le début du set prévu a priori après 21 heures. Personne ne se dépêche d’ailleurs de descendre dans le sous-sol où se tiennent les concerts, et ce n’est qu’après 21h30 que nous pouvons enfin avoir accès à la salle, quasiment en même temps que les musiciens, d’ailleurs !
A l’Olympic Café, la scène rudimentaire n’est quasiment pas réhaussée par rapport au sol carrelé à l’ancienne, ce qui fait qu’être au premier rang est indispensable si l’on veut pouvoir bien voir les musiciens. La sonorisation et l’éclairage semblent réduits au minimum, mais cela, admettons-le, ne se fera pas sentir ce soir puisque la musique de Daniel et ses deux musiciens – un violoniste, un contrebassiste – s’avérera tellement minimale que le son sera parfait, et puisque les lumières blanches resteront allumées durant toute l’heure du set, nous éclairant autant que les musiciens…
C’est vers 21h40 que trois jeunes musiciens entrent discrètement sur scène, alors que le public s’installe tranquillement.
On nous a annoncé une première partie assurée par le groupe accompagnant Daniel, et il me faudra un petit moment pour reconnaître Blumberg lui-même, sur la gauche, en ce grand échalas au crâne rasé qui tourne en rond en fixant d’un air énervé les murs de la salle – bien loin du jeune et fringant clone de Robert Zimmerman que j’avais jadis apprécié en frontman de Cajun Dance Party… Cela fait une dizaine de minutes que le violoniste et le contrebassiste tirent de leurs instruments des bruits dissonants, paraissant quasi aléatoires, quand on se rend compte que le set a effectivement commencé, et que les musiciens n’étaient pas en train de s’accorder ou je ne sais quoi ! Daniel Blumberg, armé de sa guitare électrique dont il ne se servira que très parcimonieusement, et surtout pour en tirer lui aussi des grincements et des grondements, agrippe le micro et se lance dans The Fuse.
« on a l’impression de littéralement manquer d’air – et ce n’est pas seulement l’effet de la chaleur étouffante qui règne dans la salle… »
La bonne nouvelle, c’est que la voix sidérante de Daniel est bien là, et que cette voix va tenir toutes les promesses de l’album, et ouvrir sous nos pieds des gouffres vertigineux, nous sidérer littéralement de beauté. La mauvaise nouvelle, c’est le parti pris totalement radical d’interprétation, en particulier au niveau de l’accompagnement de la voix, réduit au strict minimum : des sons, des grondements, des bruits, comme lorsque l’organiste décrit des cercles en frottant son son archet sur le plafond bas de la salle, et c’est tout. Heureusement, le public restera (presque) parfaitement silencieux durant tout le set, établissant une ambiance propice à la concentration. Car de la concentration, il en faut, pour pouvoir apprécier la pilule, assez amère, que nous fait ingurgiter Daniel : les chansons sont enchaînées sans pause pour permettre la moindre réaction du public, et surtout la moindre interaction avec les musiciens, tous trois perdus dans leur monde austère. « It’s my morning answer… » : Madder, l’un des morceaux les plus extrêmes de l’album, déjà étiré et évidé au-delà du raisonnable sur “Minus”, pousse à sa limite la résistance du public : combien de fois peut-on répéter la même phrase, posée en équilibre sur un paysage musical désolé, sans que le public ne sombre dans l’ennui ? Et Permanent (« My eyes’re permanent red… ») enfonce encore le clou : on a l’impression de littéralement manquer d’air – et ce n’est pas seulement l’effet de la chaleur étouffante qui règne dans la salle – devant ces mots rares et répétés de manière hypnotique devant un paysage musical désolé.
Au début de la soirée, nous nous lamentions avec mes amis du fait que le Rock soit largement devenu une musique commerciale comme une autre, que le danger en soit désormais exclu… Eh bien, Daniel injecte dans notre soirée sinon du danger, du moins une forte dose d’inconfort, pour le meilleur et pour le pire. Le pire, c’est indiscutablement l’attitude de Daniel : roulant des yeux de fous, arborant un rictus possédé, fixant les spectateurs du premier rang d’un regard vide et effrayant, le voilà en patient hébété d’une institution psychiatrique. Honnêtement, soit Daniel ne simule pas et on doit vraiment s’inquiéter pour lui, soit il s’agit d’une mise en scène et elle n’est pas vraiment de bon goût : la beauté et la force étrange des chansons se suffit à elle-même, et la communion avec le public fonctionnerait sans aucun doute mieux si Daniel manifestait un minimum d’empathie… Mais bon, admettons, et laissons-nous plutôt emporter par la musique.
Et justement, c’est Minus, une petite merveille, jouée et chantée de manière un peu moins âpre, qui nous permet de reprendre un peu notre souffle. C’est évidemment très beau, et on sent que le public qui se noyait reprend pied. Ce n’est bien sûr qu’un bref répit car Used to be Older, avec sa boucle interminable de chœurs soul, va prouver que Daniel veut pousser la plaisanterie du malaise une étape plus loin : le voilà qui se met au milieu de la chanson à brailler de manière complètement dissonante, et massacre allègrement un morceau qui est pourtant bien plus aimable sur l’album. Ses cris de goret, n’exprimant aucune rage, révolte, colère, frustration, dégoût comme c’est habituellement le cas dans le Rock, n’ont visiblement pour but que de nous choquer, de gâcher le plaisir éventuel que nous prendrions. Je surprends le violoniste et le contrebassiste qui se retiennent pour ne pas rigoler, il est clair qu’on est dans la provocation gratuite. Passons…
Le responsable de la salle vient sur la scène démarrer la clim, ce qui fait un bien fou, et va nous permettre d’aborder avec un peu de sérénité la fin du set. The Bomb (« I long to live without it ») amorce aussi un retour vers la normale, si l’on peut dire. Puis Daniel éteint son ampli, pose sa guitare, avant de changer visiblement d’avis, et de tout rallumer et de partir dans une chanson un peu plus électrique, inconnue au bataillon. Le concert se terminera sur une belle version de Stacked, qui finit de nous rasséréner, et nous permettra de sortir de cette petite épreuve avec le sentiment que les plus et les moins s’équilibrent.
On remonte l’escalier au milieu d’une petite foule qui, logiquement, discute du spectacle étrange qui vient de nous être offert, on essaie tous plus ou moins d’analyser ce que nous avons vu et entendu. Avant de rentrer chez nous, nous croisons les trois musiciens qui discutent sur le trottoir devant l’Olympic Café : j’ai envie d’aller parler à Daniel afin d’essayer de percer l’énigme, mais au dernier moment, je renonce, craignant une autre provocation qui gâcherait le souvenir de la soirée.
Ce soir, nous avons eu droit à une petite dose de vrai Rock’n’Roll, sans aucun doute. Le fait que l’expérience ait été tout sauf agréable en est la preuve. Une preuve paradoxale mais une preuve irréfutable.
« Minus the intent to feel, I’m here / Minus the intent to feel, I’m here / I’ve been away for a year / And doing all my drinking / And doing all my drugs / I have been thinking that I think too much / It’s been on my mind… »
Texte et photos : Eric Debarnot
La setlist du concert de Daniel Blumberg :
The Fuse (Minus – 2018)
Madder (Minus – 2018)
Permanent (Minus – 2018)
Minus (Minus – 2018)
Used To Be Older (Minus – 2018)
The Bomb (Minus – 2018)
Unknown
Stacked (Minus – 2018)