Robert Deutsch nous propose une biographie singulière, celle d’un des plus grands mathématiciens de l’ère moderne dont les mérites furent longtemps occultés par sa mise au ban due à son homosexualité.
Alan Turing, mathématicien du XXe siècle à l’origine de l’informatique et de l’intelligence artificielle, avait également contribué à mettre fin à la Seconde guerre mondiale en décryptant les messages codés utilisés par l’armée allemande. Son seul tort : être homosexuel, ce qui à l’époque lui valut l’opprobre judiciaire. L’auteur allemand Robert Deutsch lui rend hommage dans cette BD aux accents surréalistes.
Seule une maison d’édition indépendante pouvait nous proposer ce type d’ouvrage. D’une qualité éditoriale très soignée, tout comme L’Aimant, récemment chroniqué sur ces pages, Turing laisse à penser que le comité de rédaction fonctionne au coup de cœur, par amour des auteurs et des beaux livres, sans vraiment rechercher le carton du siècle, et cela demeure précieux en cette époque de sacro-sainte rentabilité.
A l’inverse de la plupart des ouvrages de bande dessinée consacrés à des personnalités célèbres, cet album emprunte une voie hors normes. Robert Deustch a en effet opté pour une démarche résolument artistique pour évoquer la vie du mathématicien. Il faut donc l’aborder en tant que tel au risque d’être dérouté. Ce faisant, on comprendra que l’auteur ne cherche pas tant à relater avec moult détails la biographie d’Alan Turing qu’à lui rendre un hommage graphique et poétique. Le lecteur est invité dans cette étrange promenade qui ressemble à un conte de fée un peu maléfique, où d’ailleurs les références à Blanche Neige sont récurrentes. Ce génie précoce, qui se suicida en 1954 à l’âge de 41 ans en croquant une pomme empoisonnée au cyanure, avait d’abord goûté au fruit défendu des amours homosexuelles. Il connut une destinée sordide, après avoir été banni de la communauté scientifique. Ses travaux immenses dans les maths et sa contribution à la défaite de l’armée allemande ne suffirent même pas à adoucir son sort. Dans l’Angleterre prude de ces années-là, la justice ne plaisantait avec votre orientation sexuelle, quand bien même celle-ci restait cantonnée dans vos murs…
Cette œuvre très personnelle alterne entre une forme de poésie onirique et un minimalisme plus ordinaire pour les scènes plus réalistes avec dialogues. Certaines cases ressemblent à des peintures d’art naïf, rapprochant par moments l’ouvrage d’un livre pour enfants, si ce n’est quelques scènes sexuelles explicites mais que le style graphique rend paradoxalement plutôt inoffensives. C’est assez joli si l’on apprécie l’œuvre du Douanier Rousseau et qu’on n’est pas gêné par les perspectives incongrues. Assez relâchée, l’histoire semble jouer le rôle d’appui aux délires graphiques de Robert Deutsch, ne traduisant pas vraiment de velléités scénaristiques de sa part.
Turing révèle chez son auteur une sincérité qui, conjuguée au parti pris « naïf », est touchante. Figure montante de l’illustration européenne, Deutsch brosse ici le portrait d’un homme pur, grand enfant brillant blessé à mort par la malveillance de ses congénères, et pour qui la reconnaissance ne vint que de façon posthume et tardive. Globalement, un hommage plaisant qui prouve que mathématiques et poésie peuvent faire bon ménage…
Laurent Proudhon
Turing
Scénario & dessin : Robert Deutsch
Editeur : Sarbacane
192 pages – 29 €
Parution : 3 janvier 2018