Les éditions Futuropolis nous gratifient d’un récit autobiographique imaginaire, dans un Japon qui découvre la modernité, par un dessinateur et un scénariste qui ne laissent aucune chance au hasard.
Album en deux tomes pour la paire Durieux au dessin et Perrissin, au scénario, auteur à qui on devait déjà le très réussi triptyque Martha Jane Cannary en 2008 (avec Matthieu Blanchin au dessin). Le second tome de Geisha est paru en avril de cette année 2018.
Pour cette nouvelle plongée dans l’histoire vue par les yeux d’une femme, après le far west, le scénariste nous amène dans le Japon du début du 20e siècle, quelque part autour des années 1920, dans une ville qui ne dit jamais son nom, port qui champignonne sur une base ancienne. Une date que le duo aux manettes de Geisha ou le jeu du shamisen a richement documentée (la liste bibliographique en fin d’albums est à leur honneur) et qu’ils ne choisissent pas au hasard. Perrissin et Durieux en font le climax du basculement du Japon dans une autre ère, symbolisée par la perte des repères séculaires. Un passage accentué scénaristiquement via une destruction par le feu et un tremblement de terre qui annihilent les bases historiques de la cité, pour la forcer à entrer dans un monde moderne et mouvant.
L’histoire nous conte le destin imaginaire de Setsuko Tsuda fille d’un samouraï blanchi du collet, qui prend de plein fouet la fin de la féodalité. Condamné à se recycler, il gagne la ville en pleine expansion avec sa petite famille, dans l’espoir d’y gagner sa vie dans le travail du bois. Évidemment l’aventure vire au fiasco et l’homme fier, dans la digne lignée du Coupeau de Zola dans l’Assommoir, décide de donner à l’aînée de ses filles un destin plus enviable que la misère ambiante: il la destine à la condition de geisha.
La BD en deux tomes narre, à la première personne du singulier, le parcours de celle qui se fera appeler Kitsune la renarde. Le lecteur suit sa vie depuis son intégration pré pubère dans “l’okiya” jusqu’à la retraite gagnée à la force de son corps et de ses talents, sur un rôle, un rang, une carrière à la limite entre commerce du désir et métier du spectacle. Une vie qui se raconte en “je”, passée dans un monde qui hésite encore entre tradition et modernité, où les codes de l’une et de l’autre se percutent. Un récit tellement incarné, qu’on est étonné d’apprendre en marge de l’album, qu’il sort entièrement de l’imaginaire biographique de Perrissin et Durieux.
Le dessin du franco-belge Christian Durieux, combine plusieurs styles de traits qui au lieu de se faire dos, se complètent. À côté des paysages et décors dessinés avec force détails architecturaux ou topographiques, très réalistes, il rend toujours de subtiles impressions d’atmosphères parfois proches de l’estampe. Dans ce décor très fouillé ou ces impressions de nature, le dessinateur ajoute des personnages pensés dans une ligne plus “claire” où aucune courbe, ligne ou trait ne semblent superflus. J’apprécie particulièrement cette addition de styles, parce que ce qu’elle concourt bien à mettre en avant l’histoire racontée, le parti pris d’un narrateur explicatif. Une geisha qui a parfois besoin d’espace pour des bulles de contexte, dans un monde qui lui n’existe que par la suggestion, par la description qu’en donne le dessinateur. La découpe de la narration appuie cette distinction entre l’histoire et son décor. Setsuko raconte son histoire, les personnages et leurs interactions y jouent les premiers rôles. Mais son récit est appuyé par les images d’un Japon en cours de transformation. J’apprécie aussi le parti pris du noir et blanc et de la palette de ses dégradés qui laisse au dessin un côté sans artifice, très direct.
Peu au fait de la culture nippone et de son histoire, je me suis tout de suite fait happer par le destin de Kitsune. Tout en étant richement documentée -on à l’impression de tout apprendre de l’intimité des geishas, et de leur éducation- l’histoire parvient à ne jamais verser dans le documentaire illustré ou la carte postale historique. On se prend d’affection pour la geisha du conte. On rit, vit, souffre avec elle et les auteurs se refusent à escamoter certains aspects intimes ou sexuels de la condition de leur héroïne au profit d’une figure d’Epinal archétypale qui nous eût apparu factice. Comme à l’époque du Martha Jane Cannary de Perrissin, les auteurs arrivent à glisser tous les rayons de la grande Histoire dans le prisme de la petite, romancée ou comme ici, créée ex Nihilo.
Si le reproche évident qu’on fera aux deux tomes de Geisha est son abondant côté présentatif dans une biographie qui n’avance que par petites touches seulement, c’est aussi ce qui en fait la force puisque le fil rouge biographique est assez convenu. Mais que l’on soit friand d’une narration romanesque, amateur de jolies fresques historiques ou simplement curieux des traditions de l’Empire du soleil levant, Geisha répond aux trois exigences, comme un compromis entre les trois… Et ce mélange, moi, il me plaît plutôt bien, servi par un dessin qui donne envie de se promener dans les vestiges du Japon du début de l’ère industrielle, par la force d’un certain classicisme narratif et de crayon, dont cette BD en deux volumes est un représentant inspiré.
Traiter une BD de “classique” peut sembler dur. Reste qu’il est assez rare que ayant passé un bon moment en compagnie des cases d’une bande dessinée, j’aie envie de creuser la bibliographie ou Google en quête de plus de “matériel” pour documenter une époque. Durieux et Perrissin arrivent à susciter cette envie. J’ai lu plusieurs sites, recherches et études sur Calamity Jane quand j’ai eu découvert Martha Jane Cannary. J’ai envie de creuser le mythe de la Geisha aujourd’hui avec ces deux tomes. J’aime bien aussi quand une BD sert de clé ou de balisage d’une recherche. Geisha ou le jeu du shamisen en fait assurément partie.
Denis Verloes
Geisha T2 – Le jeu du shamisen 2
Scénario : Christian Perrissin
Dessin : Christian Durieux
Editeur : Futuropolis
88 pages – 18€
Parution : 12 avril 2018