Avec Hold the Dark, le réalisateur américain Jeremy Saulnier, cette fois chez Netflix, passe du bleu et du vert au noir et blanc avec un film intense et surprenant.
Ayant largement apprécié le travail de Jeremy Saulnier sur ses deux premiers films (Blue Ruin surtout et Green Room), on attendait forcément avec une certaine impatience son nouveau travail sous la houlette de Netflix. Une impatience mêlée de crainte si l’on se réfère à la piètre qualité à date des productions du géant de la « nouvelle TV »… La bonne nouvelle de Hold the Dark – soit un beau titre, que l’on aurait néanmoins aimé plus « coloré », pour poursuivre la série ! -, c’est que et les préoccupations et le style de Saulnier sont intacts, et confirment d’emblée la « marque » d’un véritable auteur sur un film qui, comme ses deux précédents, vient se nicher – un peu inconfortablement il est vrai – dans un genre, ici le polar à connotations fantastiques.
Car il est beau de voir comment Saulnier prend son temps pour poser un décor – l’Alaska, cette fois, peint comme un territoire maudit, presque aux portes de l’Enfer – et des personnages – tous consumés, voire anéantis par des forces surnaturelles (ou pas… le film ayant l’élégance de ne pas être clair sur le sujet) comme par un contexte social intenable : que ce soit la haine viscérale et l’incompréhension mutuelle qui règnent entre les populations autochtones et les « blancs », la sauvagerie désespérée du conflit irakien (superbe passage radical au début du film, qui indique que Saulnier pourrait être un grand cinéaste de « films de guerre »), ou bien « simplement » la désagrégation de la cellule familiale, il n’y a ici aucune issue hormis la plongée dans l’obscurité et le néant. Le rythme très lent, la rareté des dialogues et de la musique (merci !) imposent, non sans une certaine ambition, au téléspectateur une attention soutenue, mais aident à créer une sensation de désespoir hébété, voire peut-être résigné face à la noirceur du monde.
Il est alors d’autant plus surprenant de se retrouver au cœur de Hold the Dark devant une éprouvante scène de massacre, qui, comme l’introduction irakienne, déporte le centre de gravité du film du domaine de la mythologie vaguement abstraite (la malédiction ancestrale, le thème du loup comme menace mortelle venue du fond des âges, intégrée dans la culture indienne) vers un contexte de guerre civile où la haine raciale et la disponibilité d’armes lourdes dans ma société américaine constituent un cocktail mortel. C’est un pari culottée que fait ici Saulnier, et qui lui coûtera sans doute une partie du soutien de son public, mais ce gauchissement inattendu des règles du « genre », qu’on y souscrive ou pas, fait beaucoup pour l’intérêt du film.
La dernière partie du film, en forme de traque classique qui se retourne comme un gant, vient boucler tragiquement toutes les issues, tout en proposant une fin ouverte qui en déstabilisera plus d’un. Qu’avons-nous vraiment vu ? Qu’avons-nous cru comprendre ? Le couple d’hommes-loups disparaît dans la blancheur de la neige complice. Saulnier ne nous a jamais montré le ciel, d’où venait – peut-être – la malédiction, la folie.
Que s’est-il passé ? « I will tell you ». Ecran noir.
Même si Hold the Dark n’est pas parfait, Saulnier vient de réaliser là l’une des premières vraies « œuvres de cinéma » produites par Netflix. Ce n’est pas rien.
Eric Debarnot
Aucun homme ni dieu (Hold the Dark)
Film américain réalisé par Jeremy Saulnier
Avec Jeffrey Wright, Alexander Skarsgaard, James Badge Dale, Riley Keough…
Genre : Thriller, Fantastique
Durée : 1h05mn
Date de mise en ligne sur Netflix : 28 septembre 2018