Nous sommes en 1986. Deux avant, Ride the Lightning ouvrait les portes de la reconnaissance publique et critique pour Metallica et lançait le groupe vers les sommets du Metal en général et du Thrash en particulier. Il n’était pas aisé de passer après la révolution Thrash que représentait la sortie de Ride…, et pourtant avec Master of Puppets les Californiens vont encore élever le niveau, défricher de nouvelles pistes et offrir au Metal de quoi bouffer pour des années.
Novembre 1984.
La sortie tonitruante de Ride The Lightning sonne comme une rafale de beignes dans la tronche des petits metalleux de tous les pays. Le petit monde du Trash Metal se réveille un jour d’automne avec une gueule de bois de tous les diables et son petit cul en feu.
Metallica vient en effet, en l’espace de deux albums, de créer un genre et de le dépasser dans la foulée. Un Thrash Metal pur, sortant de la roche, monolithique, qu’ils cracheront à la gueule d’un Heavy qui commençait à bander mou sous le maquillage et les permanentes démesurées de ses représentants en futal de cuir. C’est Kill ‘Em All qui tombe sur les santiags roses de ce Glam outrancier et pétaradant et éclabousse de boue leur jolis petits perfectos à franges.
Un Thrash naissant, brutal et irrespectueux, que les Californiens vont remodeler sans ménagements en faisant évoluer un genre étroit et rigide. A peine un an après l’électrochoc du premier album, Ride The Lightning avec la prod’ plus travaillée de Rasmussen, l’évolution technique et musicale (Merci Cliff Burton !) des quatre amis et l’ampleur nouvelle des compositions, accélèrent la mutation du Metal et laisse la concurrence loin derrière.
Les quatre gamins profitent du retentissement de Ride… et son accueil – public et critique – plus qu’enthousiaste pour faire fructifier leur petite notoriété dans des festoches fleurant bon la Budweiser éventée et le dessous de bras de Hard-Rocker transpirant. Les mômes profitent de ces nombreux concerts – Le Monsters of Rock de 1985 notamment où ils vont scotcher les pauvres fans de Bon Jovi et défriser leur permanente toute fraîche – et de la réédition par leur nouvelle maison de disques (Elektra Records) de Ride The Lightning, pour graver à grands coups de riffs rageurs et de performance scéniques tétanisantes le nom de Metallica dans les cerveaux embrumés des Thrasheurs du monde entier.
Au fil des concerts, nos Four Horsemen apprennent à se connaître, règlent les détails, consolident leur ossature technique et créent les tics scéniques qui feront l’essence de leurs lives (Les célèbres « YEAH-YEAH ! » de ponctuation de James par exemple).
C’est avec ce nouveau bagage, cette évolution technique prodigieuse et la maturité musicale qui en découle naturellement, que les Californiens vont s’attaquer à leur troisième album, dont le titre mystérieux a déjà été trouvé par le duo d’artisans forgerons Hetfield/Ulrich: Ce sera l’énigmatique Master of Puppets.
Direction Copenhague comme il y a deux ans. Direction les Sweet Silence Studios comme pour Ride the Lightning. Direction Flemming Rasmussen et la patte magique qui modela, derrière ses machines, les prémices de ce qui deviendra le son Metallica.
La sortie de Kill ‘Em All avait sorti les Californiens de l’ombre, tandis que celle de Ride the Lightning avait prouvé au petit monde du Metal qu’un nouveau shériff venait d’arriver en ville. Il faut dorénavant que la prochaine galette soit décisive, qu’elle assoit définitivement la suprématie du groupe sur ce néo-Metal émergeant.
C’est la tête haute et gonflés à bloc que nos quatre amis entrent pour la deuxième fois dans les Sweet Silence Studios de Copenhague, face à ces mêmes techniciens qui les avaient toisés un an avant en leur refilant les miettes de l’ingénierie sonore, leur faisant bien comprendre qu’ils ne comptaient pas perdre leur temps avec ce Thrash Metal de chevelus hirsutes empestant la Lager.
En effet quelques mois auparavant, Métaloche se voyait à peine octroyé trois semaines de studios avec des séances de nuit épuisantes (de 19 h à 5 h du mat’) et des techniciens blasés à moitié endormis pour accoucher tant bien que mal, et dans le scepticisme général, de leur second album. Dorénavant, et grâce au succès de Ride…, Metallica et le Thrash Metal sont enfin pris au sérieux par les ingés son Danois, et se voient offrir trois mois de studios pour l’enregistrement, la finalisation du skeud – malgré un différent entre le groupe et Rassmussen sur le mixage final, qui sera confié à Michael Wagener (Mötley Crüe, Dokken…) – et un confort financier accru afin de pouvoir peaufiner une prod’ en demi-teinte sur l’album précédent.
Les Four Horsemen rentrent en studio au mois de Septembre 1985 et en ressortent le 27 décembre de la même année avec dans les mains ce qui deviendra – quasi instantanément -le mètre étalon du Thrash Metal et une pièce majeure du genre Metal.
C’est une guitare acoustique qui nous accueille, une guitare aux accents hispanisants, qui ouvre le troisième volet des aventures de Metallica. Une guitare douce et caressante vient attraper ton oreille, t’installer sur une fausse piste le temps d’une intro, jusqu’à ce qu’un bruissement de cymbales ne vienne briser la beauté de ces arpèges cristallins et annoncer la tempête que la gratte d’Hetfield va déclencher. Battery débute dans un fracas métallique, un chaos saturé où les guitares emplissent l’espace et font vibrer les vitres de ta maison, le son Metallica se fixe définitivement dans ce pugilat Thrash de premier ordre.
Battery comme l’introduction directe, brutale qui vient annoncer la grande oeuvre de l’album – du groupe ? – : l’épique Master of Puppets.
Sommet d’un Thrash Metal bien vivant, épopée tentaculaire dans les confins d’un Metal que les quatre amis remodèlent de fond en comble lui offrant une modernité stupéfiante. Huit minutes trente d’équilibre précaire balançant entre riffs rageurs crachés dans un souffle électrique, bourrés jusqu’à la gueule de satu’ grésillante et un refrain incantatoire marqué au fer rouge dans l’âme de ces fidèles à cheveux longs qui entonnent cet hymne entêtant lors des grand-messes live du quatuor. S’ensuit une respiration de milieu de chanson où quelques arpèges d’une pureté cristalline et un solo tout en retenue d’un Kirk Hammet en état de grâce viennent alléger la lourdeur d’un morceau digne de la poitrine d’Angela White avant sa reprise en main par Hetfield qui vient cracher une salve de riffs au marteau-piqueur, t’enfonçant au sol à chaque aller-retour de médiator. Dans ce grand élan Thrash, ce souffle Metal irrésistible, viens alors le deuxième solo d’Hammet tout en déséquilibre, plein d’aigus et de stridences folles qui traîne la chanson par les pieds vers un final désaccordé que clôturera dans une ambiance apocalyptique, le rire malsain d’un Hetfield qui comprend qu’ils viennent d’accoucher de quelque chose d’important.
The Thing That Should Not Be invoque une fois de plus – après le monumental The Call of Ktulu de l’album précédent – les fantômes d’H.P Lovecraft dans une prière électrique malsaine d’où s’exhale, sous un ciel menaçant, une ambiance poisseuse à souhait, un climat impur plombé par un riff lourd comme le fessard de Kelsi Monroe.
C’est ensuite le moment de la balade. Cette fois ci c’est dans un hôpital psychiatrique que va se dérouler l’action de ce qui deviendra un rituel dans les albums de Metallica: La Power Ballad.
Welcome Home (Sanitarium) est une promenade musicale entre quatre murs blancs inspirée par le film Vol au-dessus d’un nid de coucou de Milos Forman, où Metaloche prouve une fois de plus après la grandiose Fade to Black qu’ils savent manier l’émotion. Une émotion Thrash, une mélancolie Metal soufflant le chaud et le froid, mêlant habilement son clair et saturation, arpèges limpides et riffs bourrins dans des crescendos quasi-symphoniques.
Pas de ventre mou de milieu d’album cette fois-ci. Disposable Heroes et Leper Messiah – on peut également insérer la piste finale Damage, Inc. et son riff de bûcheron cocaïné dans le lot – font le boulot en respectant le cahier des charges Metal sans déroger à la règle que s’est dorénavant fixée le groupe en parvenant à conserver une intégrité et une violence Thrash intactes mêlées à une amplitude « progressive », un désir de grandeur Classique.
Place maintenant à l’instru’ du skeud: Orion.
C’est d’abord un brouhaha que l’on entend; lointain. Puis un son qui s’éclaircit au fur et à mesure qu’il avance vers nous, une mise au monde musicale sortie d’un chaos sonore. Une ligne de basse sur-saturée émerge lentement de l’ombre posant une ambiance lourde, angoissante, que le duo guitare / Batterie va venir amplifier en entrant en scène.
Véritable petit bijou de Thrash Metal, le morceau déballe les passages obligés du genre: Saturation exacerbée, technique et maîtrise musicale imparable, riffs de gratte lourds comme les loches de la copine à ta mère, tout l’attirail du Thrash concentré dans une chanson.
Mais d’un coup, tout se calme, tout s’éteint; seule la basse de Cliff Burton semble vivante. Le Thrash se retire comme la vague sur le bord de la plage ne laissant que la mélodie; nue, sans artifices. L’émotion nous saisit instantanément à la gorge. La césure musicale emmène la chanson sous des cieux métalliques encore inexplorées, donnant au genre une beauté et une amplitude inédite. Burton fait chialer sa basse, te brise le coeur et te fout les larmes aux yeux, Ulrich et sa frappe de sourd se mettent au diapason en tentant de rester le plus discret possible ( pour une fois !), tandis qu’Hammet et Hetfield se partagent les soli, laissant apparaître (sur le second solo) la virtuosité et le feeling très « Bluesy » d’un James Hetfield qui réitèrera cela quelques petites fois dans le futur (Le solo de Nothing Else Matters notamment).
Un véritable travail de sape de Metallica – et de Burton en particulier – pour dépasser le genre Thrash, le faire évoluer vers autre chose, plus de couleurs, plus de musicalité, le teinter de nuances Blues, Celtiques ou même Jazzy, ne pas se laisser enfermer dans un sous-genre réducteur, parvenir à en tirer sa « Substantifique moelle ». Les instrumentaux de Metallica, Orion comme The Call of Ktulu sur l’album précédent, deviennent des laboratoires musicaux où le groupe délesté des lyrics et d’une quelconque signification, tente des expériences instrumentales et stylistiques – parfois risquées – qui a chaque fois parviennent à hausser le niveau des albums et à construire, dans une recherche musicale constante, la maturité du quatuor.
Orion est la suite logique de The Call of Ktulu, son pendant mélancolique, son jumeau triste, le même revers progressif de la médaille Thrash.
Il est d’ailleurs important de noter les nombreuses corrélations, les diverses passerelles et autres similitudes structurelles entre Ride the Lightning et Master of Puppets ( Similitudes également à l’oeuvre sur …And Justice For All).
D’abord des ressemblances structurelles, de véritables symétries de construction entre les deux albums.
La première piste par exemple ( Fire Fight With Fire pour Ride… et Battery pour Master…) et son intro de guitare acoustique qui se transforme en cavalcade Thrash ultra-violente qui lance l’album sous un ciel de Metal sans concessions.
La deuxième piste de l’album est la chanson éponyme ( et très souvent les morceaux écrits à quatre mains) : Ride the Lightning et Master of Puppets.
La troisième est souvent la plus Heavy, la plus lugubre, celles aux riffs lourds et poisseux, ce genre de riffs de gratte qui collent aux semelles et t’engloutit au fond du marécage ( For Whom the Bell Tolls et The Thing That Should Not Be).
La Power Ballad – devenue spécialité des Californiens – est bien assise sur le track 4 avec ses mélodies imparables et ses changements de rythmes dantesques ( Fade to Black et Welcome Home (Sanitarium)).
Et enfin l’instrumental ( The Call of Ktulu et Orion), le passage obligé qui ponctue -souvent en beauté – les albums de Metallica. Des instru’ dominées par un Burton délesté du carcan Thrash qui laisse aller sa basse – et ses talents indéniables de compositeur – au détour de chemins improbables bien éloignés du genre Metal.
Après la forme, c’est sur le fond que les effets miroirs entre les deux albums se font jour.
Ride the Lightning exposait – parfois maladroitement – sur huit chansons, huit façons de mourir ( Par le feu, par la glace, par électrocution, par suicide…). Un inventaire morbide sur un thème cher au Metal: La mort.
Dans Master… tout comme les compositions, l’écriture de James – et sa technique vocale également – a mûri; l’ado turbulent et rageur laisse place au jeune adulte plus posé, plus réfléchi. La rhétorique s’est enrichie, s’est structurée. La mort reste un thème récurrent du groupe mais son traitement n’est plus frontal, son imprégnation est plus discrète. Le propos se fait plus fin, plus allégorique. C’est l’aliénation qui baigne Master…, la domination brutale de l humain par l’humain ( Drogue, guerre, religion…) qui illustre dorénavant la maturité d’écriture d’un James Hetfield de plus en plus sûr de lui.
Master of Puppets prolonge le travail effectué sur Ride…; il le sublime. Le groupe a semble t-il fixé sur cet album l’ADN Metallica.
Le son est trouvé, le style aussi. Ce mélange de saturation ultra-compressé, de riffs épais, collants; des césures de chansons dantesques qui abandonnent la satu’ grésillante pour balancer des plages acoustiques belles à chialer qui viennent étoffer la chanson et donner à l’oeuvre une dimension épique.
Master of Puppets s’avèrera être l’oeuvre maîtresse de Metallica ( Le 23 mars 2016, il sera le premier enregistrement de Metal à faire son entrée à la Bibliothèque du Congrès du fait de son importance historique et de son influence sur le genre) et le mètre-étalon d’un genre qu’ils viennent de cannibaliser. Le groupe prend son envol s’émancipant doucement du Thrash, ou le tordant plutôt, le pliant à sa main; forgeant cette épée qu’ils planteront violemment dans le Metal et dont personne ne pourra plus jamais retirer.
C’est durant la tournée du Damage Inc.Tour pour promouvoir l’album Master of Puppets en Suède que…
« …Dans la soirée du 26 septembre 1986, Burton remporte le match avec un as de pique, obtenant ainsi le premier choix des lits superposés et lance alors à Hammett « Je veux ta couchette ! » Hammett lui a répondu : « Très bien, tu peux prendre ma couchette, je vais dormir à l’avant, elle est probablement mieux là-bas de toute façon ». Burton dormait, peu avant 7 heures le 27 septembre, lorsque, selon le chauffeur, le bus a dérapé sur la route 16, et s’est renversé dans l’herbe.
Burton a été projeté par la fenêtre du bus, et ce dernier s’est écrasé sur lui. Les secours ont essayé de le sauver et ont réussi à soulever le bus à l’aide d’une grue. Mais, avant d’avoir pu le récupérer, le poids du bus est devenu trop important pour la grue qui s’est écrasé de nouveau sur le sol. Le lieu de l’accident est situé dans la municipalité de Ljungby, près de Dörarp dans les régions rurales au sud de la Suède17….»
Cliff Burton meurt a 24 ans sur une petite route de la campagne Suédoise. Metallica s’effondre.
Renaud ZBN