Si les sorcières de Salem ont beaucoup inspiré Halloween pour effrayer les enfants, Thomas Gilbert montre avec ce récit puissant et captivant que leurs chasseurs sont bien plus terrifiants !
Dans l’inconscient collectif européen, l’histoire véridique des sorcières de Salem est souvent vue comme une sorte de mythe dans l’Amérique de la colonisation. Thomas Gilbert tente de lui redonner sa part de vérité, une façon de rendre justice à ces innocentes condamnées à mort par le puritanisme de l’époque.
De l’histoire des sorcières de Salem, Arthur Miller en avait tiré une pièce de théâtre pour dénoncer le maccarthysme dans les années 50, pièce qu’il porta ensuite au cinéma (en 1996), quarante ans après une première adaptation française par Raymond Rouleau et Jean-Paul Sartre. Mais c’est la première fois que le neuvième art s’y est intéressé. Son auteur, Thomas Gilbert, à la fois à la plume et aux pinceaux, n’a pas retenu l’allégorie de Miller, se contentant d’en modifier la perspective. Bien plus que le maccarthysme, qui désormais appartient au passé, c’est le patriarcat tenace de nos sociétés qu’il dénonce, lequel continue à peser lourdement sur la condition féminine, malgré une évolution certaine depuis que les femmes ont commencé, au début du XXe siècle, à réclamer l’égalité de statut par rapport aux hommes.
Pour mieux étayer ses propos, l’auteur a conçu un scénario bien structuré avec des personnages marquants. Dans ce paisible petit village du Massachusetts fondé par des colons protestants, tout a l’air presque idyllique, jusqu’au jour où Abigail, fille de paysans, va croiser le chemin d’un Indien rôdant autour du village, « L’homme en noir ». Cette dernière tombera vite sous le charme de ce personnage furtif, presque irréel, qui semble vivre en totale communion avec les éléments. Si les villageois l’ont surnommé ainsi, c’est en raison de son visage grimé en noir. Aucun doute pour eux, il ne peut s’agir que d’une incarnation du malin ! Avec sa seule flûte et son pas aérien, l’homme va entraîner Abigail et son amie Betty, fille du révérend, dans une folle sarabande champêtre de danse, de musique et de légendes tribales millénaires, à mille lieues de tout ce qu’elles ont connu jusqu’alors. Hélas, cette liberté nouvelle, que les jeunes filles tentent de garder secrète, sera de courte durée. Car les récoltes ont été mauvaises et l’impatience se fait sentir dans la communauté de Salem. En tant que « notable protecteur » grassement rémunéré par cette dernière, le révérend va devoir désigner des boucs-émissaires afin de détourner de sa personne la colère croissante des habitants. Ainsi, le village tout entier se verra submergé par un déferlement de haine et de violence hystérique d’une ampleur inédite. Abigail, ainsi que celles et ceux qui l’ont côtoyée, connaîtront une terrible descente aux enfers jusqu’au tragique dénouement que l’on connaît…
Thomas Gilbert a mis en images son histoire de façon saisissante. Au fil des pages, la tension se fait de plus en plus palpable, contrastant avec les scènes du début tout en poésie légère où l’on voit danser Abigail avec son nouvel ami indien au beau milieu d’une nature luxuriante, lumineuse et protectrice. Mais à partir du moment où les choses se gâtent, le trait laisse progressivement ressortir ses aspérités et c’est alors qu’apparaissent des images « subliminales » tirées d’enluminures religieuses représentant des créatures sataniques. Alors que les couleurs s’assombrissent peu à peu, il ne reste que le rouge des flammes pour éclairer l’obscurité, car à Salem, l’enfer est arrivé sur Terre…. Les visages, eux, se font plus grimaçants et haineux. Quant au révérend, son personnage d’inquisiteur autoproclamé apparaît comme le plus terrifiant, bien davantage que « L’homme en noir » et tous ceux qu’il accuse d’accointances avec le démon. Comme si d’une certaine manière, il était gêné par son propre reflet au cœur trop pur, lui-même étant vêtu de noir des pieds à la tête et non exempt de tout soupçon…
À quelques jours d’Halloween, une célébration qui continue à « diaboliser joyeusement » les sorcières, Les Filles de Salem délivre non seulement un propos sociologique fort sur le traitement indigne du patriarcat à l’égard des femmes, mais constitue parallèlement une ode à la liberté et à la fête. De même, l’auteur nous met en garde sur les dangers de l’effet de meute en rappelant comment la haine peut être contagieuse. Transposé à notre époque où la tendance politique consiste de plus en plus à emprunter les chemins de l’intolérance sous les provocations d’un leader un peu trop charismatique (on en a eu une vision très concrète dans les années 30…), où les réseaux sociaux jouent parfois le rôle de défouloir cruel, son livre équivaut à un acte de salubrité publique. Cette très belle relecture du « mythe » s’impose ainsi comme une des meilleures productions de l’année.
Laurent Proudhon
Les Filles de Salem – Comment nous avons condamné nos enfants
Scénario & dessin : Thomas Gilbert
Éditeur : Dargaud
200 pages – 22 €
Parution : 21 septembre 2018