Oui, la BD est aussi friande de biopics que le cinéma ! Alors, quand il s’agit de parler d’un artiste aussi hors du commun que Nick Cave, accrochez-vous aux pinceaux de Reinhard Kleist : ça secoue !
Nous sommes nombreux, et sans doute de plus en plus, à considérer Nick Cave comme l’un des tous derniers géants du Rock, l’un des seuls artistes en activité de la trempe des « grands anciens », capable d’élever jusqu’aux cieux (sombres, très sombres, les cieux…) cette musique plus que cinquantenaire qui naquit des racines du Blues et se perdit bien trop souvent dans la facilité de l’entertainement. Mais pas chez Nick, qui a toujours cherché « autre chose ». « Autre chose » ? Mais quoi ? C’est évidemment cette quête insensée, à jamais inachevée et frustrée, qui fait l’extrême singularité de cet artiste, prodigieux showman, compositeur inspiré, écrivain illuminé, personnage trop grand pour son époque. Qu’il soit adolescent punk en Australie, junkie à Berlin, amoureux au Brésil, travailleur acharné à Brighton, Nick Cave est évidemment de la chair à canon pour un biopic hollywoodien… dès qu’il sera mort ! Ou, puisque, heureusement, Nick est encore parmi nous, l’inspiration pour un pavé de près de 350 pages, écrit et dessiné par Reinhard Kleist, pointure de la BD d’outre-Rhin, auteur notamment de biographies en bande dessinée sur Johnny Cash, Castro et le boxeur des camps de la mort Hertzko Haft.
L’idée à la base de Nick Cave – Mercy on Me est de confronter Nick à certaines de ses créations les plus marquantes, comme le condamné à mort passant sur la chaise électrique de The Mercy Seat ou la belle et tendre Elisa Day, massacrée à coups de pierres, de Where the Wild Roses Grow, en une réflexion sur la nature de la création artistique, et de ses liens avec la vie de l’artiste. Rien de très original sans doute, si ce n’est que, heureusement, les textes des chansons ou les extraits du premier roman de Cave fournissent une matière d’une richesse incroyable aux délires visuels assez hallucinés de Kleist : chasse à l’homme dans le Deep South, vaisseau fantôme sur des océans tempétueux, apocalypse au CERN de Genève, les tableaux les plus tourmentés se succèdent, alternant avec quelques épisodes, réels ou imaginaires, de la vie et de la carrière de Nick. On sera tour à tour emporté par la force des visions de Kleist et épuisé par son romantisme malsain, qui colle néanmoins terriblement bien avec l’ambiance des célèbres Murder Ballads de l’Australien. Il y a des pages de Mercy On Me que l’on saute avec irritation, tant elles semblent redondantes, voire complaisantes. Et d’autres sur lesquelles on revient sans cesse, tant elles sont sources d’émotion intense.
Finalement, le problème le plus aigu de ce travail colossal se pose pour le véritable fan de l’artiste, qui identifie assez facilement les libertés prises avec la réalité, les approximations chronologiques, les oublis impardonnables. Nick lui-même vient néanmoins défendre ce « biographe » tellement spécial, qu’il qualifie de « créateur de mythes » et qu’il dédouane de ses « demi-vérités biographiques » et de ses « totales affabulations » : ne soyons donc pas plus royalistes que le roi ! Même si nous savions déjà que Nick Cave n’a jamais tué Elisa Day, il est délicieux de le voir dessiné en train de le faire !
Malgré quelques passages questionnables, le livre de Reinhard Kleist se clôt de la plus brillante des manières, avec une rencontre « au sommet » entre Cave et Robert Johnson au milieu de l’apocalypse genevoise : en plaçant judicieusement Cave dans la lignée des « grands anciens », il souligne de la plus belle manière possible sa position essentielle dans un « crossroad » musical contemporain. S’il n’y a pas eu de pacte avec le Diable, il y a en tout cas dans cette musique une force et une énergie qui en font une inspiration inégalable, que ce soit pour un artiste de la BD comme Kleist ou pour chacun d’entre nous qui l’aimons.
Lisez ce livre, et réécoutez Nick Cave ! Faites même les deux en même temps !
Eric Debarnot