Les frères Coen débarquent sur Netflix avec La Ballade de Buster Scruggs

On peut toujours compter sur Joel et Ethan Coen quand on a besoin d’eux : avec La Ballade de Buster Scruggs, les voilà qui offrent à Netflix son premier chef d’œuvre cinématographique…

La Ballade de Buster Scruggs photo

La Ballade de Buster Scruggs était un film sacrément attendu au tournant, et ce pour au moins deux bonnes raisons. D’abord on espérait revoir ces grands cinéastes que sont devenus les Frères Coen au fil des années au sommet de leur forme après la terrible déconvenue de leur médiocre Hail Caesar. Et d’autre part, après une longue succession d’échecs de jeunes réalisateurs prometteurs produits par Netflix, il était indispensable de voir si le nouveau monstre US de l’entertainment (… j’ai failli écrire décérébré…) pouvait produire de… l’Art et non seulement du cochon (…comme on disait naguère). Le triomphe artistique de cette Ballade… offre une réponse bien réconfortante à ces deux interrogations, ce qui est une vraiment bonne nouvelle au milieu d’une année 2018 pas réellement folichonne pour les cinéphiles un tant soit peu exigeants.

La Ballade de Buster ScruggsCe n’était pourtant pas gagné puisque le film combinait un double handicap : celui de revenir une fois encore sur le genre désormais quasi-polémique du western (au moins une grande réussite cette année avec Hostiles et un bel échec avec Les Frères Sisters…), et celui du film à sketches cher aux grands cinéastes populaires italiens des années 60, qui typiquement laissera toujours des spectateurs insatisfaits sur le carreau.

Mais les Coen Bros, en plus d’être d’immenses artistes, sont aussi des malins, et trouvent le moyen de désamorcer tout cela en construisant leur film – qui a failli être une série, nous dit-on – comme une visite guidée (très décontractée, on n’est pas au musée) de tous les thèmes et de toutes les formes du western depuis les origines : des cowboys costumés et chantants des débuts au huis clos tarantinien en passant par le lyrisme classique de Ford ou Mann et les sales tronches de Leone, les Coen nous refont tout, avec respect et amour, en nous faisant certes souvent sourire – voire rire -, mais sans jamais surplomber leur sujet, ni se l’approprier en adoptant l’habituelle posture auteuriste chère à notre époque. Ici, tout est simplement du plaisir pur pour le spectateur, le plaisir inépuisable de l’intelligence.

Bien sûr, le film exige une gymnastique particulière pour être pleinement apprécié, de par la nécessité de faire un « reset » de nos émotions après chaque chapitre pour être capables d’apprécier le suivant, et du coup il est possible qu’on l’apprécie plus encore – ou qu’on lui découvre encore d’autres charmes – au revisionnage. La grande maîtrise narrative de Coen, leur sens du rythme, de l’esthétique, du casting (brillant, encore une fois…), la perfection de la direction d’acteurs, tout concourt à une adhésion émerveillée à ce qui s’avère pourtant, passés les gags réjouissants du premier sketch, une œuvre d’une folle ambition… même si chacun se sentira, logiquement, plus à l’aise dans l’un ou l’autre des 6 chapitres dont l’audace émotionnelle ou « philosophique » (ou en tout cas la complexité) est ébouriffante, et tranche formidablement avec le tout-venant cinématographique de notre époque.

Cependant, si la forme de chaque épisode diffère sensiblement, il n’y a derrière le « genre western » qu’un seul et unique sujet dans ce film, la Mort : que l’on s’envole vers les cieux lumineux en jouant de la harpe ou que l’on referme derrière soi les portes d’un sombre hôtel d’où l’on ne ressortira jamais, que l’on gigote au bout d’une corde (deux fois !) ou que l’on soit emporté par l’eau glacée d’un torrent sans bras pour nager, que cela soit une balle dans le front ou une dans le dos qui vienne mettre fin à l’illusion de la vie, il n’y a sous le soleil de l’Ouest sauvage ou au milieu des tourmentes de neige du Grand Nord aucune autre issue, aucune autre récompense. Drôle ou tragique, absurde ou inspirée, votre existence dérisoire se réduira à quelques mots sur une page imprimée, et, si vous avez de la chance, une belle illustration qui fera rêver les enfants.

Car si le Cinéma et son histoire est d’une certaine manière la matière de la Ballade de Buster Scruggs, les Coen nous offrent aussi un bel hommage à la littérature – Jack London, Shakespeare, Elmore Leonard et bien d’autres nous viennent à l’esprit… au-delà bien sûr de l’élégant enchaînement des chapitres, présentés comme dans un livre aimé, lu et relu cent fois et pourtant toujours redécouvert avec émotion.

Eric Debarnot

THE BALLAD OF BUSTER SCRUGGS
Film américain réalisé par Joel et Ethan Coen
Avec Chris Pine, Florence Pugh, Aaron Taylor-Johnson, Stephen Dillane, Tony Curran
Genre : Western, Comédie, Film à sketches
Durée : 2h12mn
Date de mise en ligne sur Netflix : 16 novembre 2018