Il y a 30 ans cette année, Metallica sortait …and Justice for All et livrait son adieu au Thrash dans un album froid comme l’acier et noir comme le deuil, celui de Cliff Burton.
Des riffs acérés, des solis virtuoses et une double-pédale omniprésente crachent un Thrash sans concessions, d’une précision chirurgicale malgré un manque de relief évident dans la production. Metallica clôt la première partie de leur carrière dans le doute et la douleur, avant d’accéder – sur l’album suivant – à la gloire internationale et à la reconnaissance du grand public.
Le 27 Septembre 1986, au petit matin, sur une route isolée de la campagne Suédoise, le corps inerte de Cliff Burton est couché sous le bus fumant de la tournée Master of Puppets.
Le Californien est mort pour un as de pique, pour une partie de cartes gagnante, pour une putain d’histoire de couchette. Le sort vient d’ôter la vie d’un môme de 24 ans ; la camarde s’empare du Groove de Metallica et de son éclectisme musical.
Ce jour de Septembre 1986, le groupe se retrouve au bord de cette route de campagne des larmes plein les yeux, à regarder leur bus broyé couché dans un champ. Ce 27 Septembre au petit matin, le groupe se retrouve au bord du précipice, pendu au dessus du vide, le corps malingre de Burton couché à leurs pieds.
L’homme à la basse, le copain des débuts, celui par qui la fusion a opérée: Cliff Burton est mort. Le sorcier qui a injecté, par petites touches inspirées, des couleurs inédites à ce Thrash Metal rigide et linéaire; celui qui a profité des instrumentaux du groupe pour expérimenter de nouvelles formes, qui a griffé la Metal Bass jusqu’au sang et fait franchir au groupe la ligne ténue entre un bon groupe et un grand groupe, n’est plus.
Burton est parti abandonnant un groupe en pleine expansion, laissant une formation encore fragile, à peine sortie de l’adolescence, livrée à eux-mêmes, leurs instruments en berne et le moral dans les chaussettes.
L’heure est à la remise en questions pour Metallica. Une remise en questions brutale et douloureuse qui va durer plusieurs mois et remettre en cause l’existence même de la formation et de sa pertinence sans Cliff. Les dorénavant Three Horsemen vont pourtant décider de tourner – trop ? – rapidement la page Burton. Pour ne plus y penser il faut continuer, il faut jouer. Jouer pour ne plus douter, pour apprivoiser l’ombre envahissante du génie « Burtonien » et apprendre, tant bien que mal, à faire sans.
C’est donc à peine un mois après le tragique accident de bus qui a ôté la vie du Divin bassiste qu’un certain Jason Newsted fait son entrée dans le dorénavant leader du Metal mondial.
L’homme en grand fan avait appris tout le répertoire par coeur avant d’auditionner devant le groupe médusé. Le petit gars du Michigan est choisi haut la main par les Californiens pour tenir le groove du groupe et se retrouve pour le meilleur et le pire derrière la désormais mythique basse des Mets. Newsted abandonne son très confidentiel groupe Flotsam and Jetsam pour se jeter dans les griffes du monstre Metallica avec tout ce que cela impliquera de bon ou de nocif.
Car le nouveau venu n’est pas au bout de ses peines et va payer durant ses quinze années au sein du groupe le regret de la mort de Burton comme si il avait volé cette place de quatrième Horsemen, comme si c’était un peu de sa faute, comme si c’est lui qui était au volant de ce putain de bus.
Une dizaine de jours après son intégration au sein du groupe, Newsted donnera son premier concert au Country Club de Reseda en Californie et va enchaîner les sets usant son médiator (Hé oui, il « basse » au médiator !) sur les lignes de Feu Cliff sous l’oeil sévère et implacable de la paire Ulrich/Hetfield.
Des dizaines de concerts pour se faire la main, tenter de s’amalgamer à l’ADN complexe des nouveaux maîtres du Metal et gagner sa place de quatrième cavalier. Des dizaines de concerts et un maxi EP: The $5.98 E.P.: Garage Days Re-Revisited où le groupe reprend quelques morceaux de la NWOBHM de la fin des seventies / début des eighties et de Punk hardcore Californien comme un pied à l’étrier cossu pour le nouveau venu de la bande.
Malgré cela, Newsted reste isolé. Les Horsemen ne parviennent pas à prendre au sérieux le nouvel arrivant et s’amusent à le bizuter (Notes d’hôtel faramineuses laissées à sa charge, abandon en pleine nature au gré des arrêts du bus et plein d’autres joyeusetés dans le genre), à l’infantiliser, lui refusant tout net ses velléités de projets parallèles ou ne lui donnant pas – ou très peu – la parole au sein des compos du groupe. Seulement trois titres collaboratifs en quatorze années de bons et loyaux services au sein des Mets dont le premier morceau de …and Justice for All : Le très Thrash Blackened.
C’est donc le Thrash, pur et dur, qui ouvre le disque. Comme dans Ride the Lightning ou Master of Puppets, on retrouve également ces similitudes structurelles, ces résonances sur la forme à l’oeuvre sur …and Justice For All.
Comme les morceaux d’ouverture et de clôture de l’album par exemple, ce sont les basiques que Metallica vient remettre sur le métier; c’est le Thrash des débuts qui vient emporter dans un souffle électrique et sauvage Blackened et Dyer’s Eve.
Pourtant dès le début, dès l’urgence qui ressort du riff superbe de Blackened, quelque chose saute aux oreilles. La production – laissée encore une fois à Flemming Rasmussen pour la troisième et dernière fois – est différente; aride, sans relief, sèche comme un coup de trique.
En écoutant plus précisément l’on s’aperçoit que le mixage final comporte un grand absent. En effet les lignes de basse de Newsted sont tout simplement inaudibles sur le skeud. Une humiliation de plus pour le tout nouveau remplaçant du grand Cliff, mais pas seulement.
…and Justice est l’album du deuil, l’album de l’absence. Cliff n’est plus là pour souffler le vent de l’émulation créative et montrer la voie à suivre. Il est mort; le groove de Metallica est enterré; il ne doit donc pas apparaître sur l’album.
Cet album sans basse, ces morceaux sans groove, l’aridité qui ressort du quatrième album des Mets dessinent une topographie musicale chaotique, accidentée et totalement inédite pour le groupe. C’est la colère et l’injustice qui transpirent par tous les pores du skeud, qui rendent les riffs de James cinglant comme un coup de fouet sur le cul, les solis d’Hammet dont la pédale wah-wah possédée vient cracher dans une urgence folle des stridences saturées, et un Lars Ulrich……!? Passons le cas Ulrich (malgré un perfectionnement technique évident) dont le son de batterie plus proche du couvercle de casserole et du tupperware en plastoc et son égo surdimensionné qui le pousse à en faire toujours plus, quitte à marcher sur ses confrères en tentant de mettre sa batteuse devant les autres instruments (voix y compris), ne mérite pas un long développement.
Les morceaux s’allongent, s’étirent dangereusement (Hammet dira même que toutes les chansons auraient pu être amputées d’au moins une minute). Le morceau éponyme (...and Justice For All) toujours en seconde position sur l’album avoisine les dix minutes et n’atteint pas les sommets créatifs que pouvait représenter deux avant les innovations – et la durée déjà importante – de Master of Puppets. Le morceau malgré les excellents riffs de James à tendance à se répéter.
La longueur des morceaux, la « progressivité » de leur Metal qui amenait Master… vers des sphères inconnues au genre et riche de promesses diverses, enferme …and Justice… sur des motifs plus répétitifs, moins foisonnants. Une sorte de repli sur soi musical qui va hanter l’album et offrir aux fans un disque déroutant et un brin autiste.
Un disque solitaire où chacun semble avancer les yeux fermés sur sa propre voie. Burton ne régule plus les batailles d’égo, n’insuffle plus dans ce Thrash Metal obtu des influences Folk ou Jazzy; l’homme n’est plus là pour guider, rassurer, donner calmement la marche à suivre. Metallica est orphelin, les yeux dans le vide et le coeur sec comme les coups de caisse claire d’Ulrich.
Le Metallica d’...and Justice devient la parfaite allégorie de la musique qu’il a offrir, le reflet limpide de la surpuissante Power Ballad – Track 4, hein ! Cela va sans dire – : One. Un mutilé de guerre ! (Inspiré du roman Johnny s’en va-t-en guerre de Dalton Trumbo). C’est cet homme amputé de ses sens, de ses membres, de sa voix qui tente en vain de communiquer avec les autres. Une métaphore saisissante de l’incommunicabilité d’un groupe en proie au doute et à la dépression.
Des arpèges triste à pleurer viennent ouvrir ce qui deviendra instantanément un classique du genre. La voix de James – définitivement assise sur cet album – se fait souffrante sur les couplets avant de s’endurcir, de s’érailler sur le refrain. Un jeu de miroirs rêche et tendu entre les différentes textures du morceau avant que l’apocalypse ne viennent s’écraser sur la mélodie. Hetfield fait tomber la foudre et carbonise la triste quiétude du morceau sous un riff furieux d’une violence tétanisante. Une baffe musicale monstrueuse crachant au milieu d’une douce torpeur mélancolique des éclairs de rage froide se terminant sur un solo équilibriste qui emporte dans un déluge de notes la chanson au panthéon du genre.
Car malgré une production étrange – pour ne pas dire bâclée – avec ses lignes de basse absentes ou ce son de batterie plat, sans relief. Malgré des morceaux qui se boursouflent, qui s’étirent, parfois inutilement. Malgré l’ombre pesante et le souvenir encore douloureux de Burton; malgré tout ça, il reste encore de très bonnes choses dans cet album.
Des structures de plus en plus complexes et un net ralentissement du rythme fait lorgner plusieurs titres vers un Heavy « Progressif » moins spontanée (The Shortest Straw ou Eye of the Beholder par exemple), mais le Thrash est bien présent au fil des titres.
Un Thrash froid, glacial, d’une précision chirurgicale. Un Thrash Metal désincarné, comme vidé de son être. Et pourtant tout est en place: Les guitares rageuses, la double-pédale (somptueuse d’ailleurs) d’Ulrich, mais il manque quelque chose, un supplément d’âme.
C’est dans l’instrumental du disque que l’on retrouvera ce supplément d’âme, ce souffle épique, cette incarnation charnelle. Le groupe récupère les quelques riffs que Burton avait écrit avant sa mort et durant presque dix minutes, To Live Is To Die crache le chaud et le froid, la douceur et la violence dans un morceau splendide plein de rage et de mélancolie. To Live Is To Die semble clôturer une ère et s’avancer vers un autre âge: Celui de l’après- Cliff.
C’est l’adieu au Thrash que Metallica signe avec …and Justice for All, les Californiens vont s’envoler vers une deuxième partie de carrière plus grand public, loin des violences sonores des débuts. …and Justice… reste un album unique, à part dans la carrière des Mets et ce malgré de nombreux défauts dont nous avons parlé.
C’est un Thrash triste, un Metal qui broie du noir, la photographie en musique de la perte de repères d’un groupe qui s’apprête à changer définitivement de catégorie. Quatre gamins abandonnant aux orties leur prime jeunesse; les souvenirs d’un Thrash ultra-violent dans de petites salles surchauffées, de bières pas très fraîches partagées avec les fans à la sortie des concerts et de quelques photos jaunies d’un Cliff souriant derrière sa Rickenbacker.
Ce sera l’album des adieux. L’adieu à la jeunesse. L’adieu au Thrash. L’adieu à Cliff.
Renaud ZBN
…And Justice for All est sorti le 25 août 1988 sur Elektra Records