Le monstre est-il dans la profondeur de l’océan ou bien en nous ? Pagani et Cannucciari développent sur ce thème passionnant un roman graphique ambitieux, mais leur Kraken échoue à nous convaincre complètement.
Le mythe du Kraken a déjà donné lieu à diverses adaptations BDs intéressantes, la plus marquante restant sans doute celle de Bernet et Segura qui confrontait le monstre lovecraftien à la noirceur urbaine contemporaine. L’excellente idée de Pagani est de faire du Kraken une puissante métaphore du trouble, voire de la monstruosité qui se niche dans l’inconscient de chacun – que nous soyons des citadins victimes de la superficialité du succès, comme le « héros » défait de cette histoire, ou des pêcheurs s’accrochant aveuglement à des traditions exsangues comme la plupart des protagonistes de Kraken. A partir de là, Pagani nous offre un voyage infernal dans les affres de la culpabilité, de la haine de soi et du rejet aveugle de l’Autre, qui ne peut que se terminer horriblement dans une révélation – assez improbable quand même – qui sonne le glas de toutes nos illusions : il n’y a rien d’autre dans notre monde « moderne » que la folie que nous nourrissons en nous.
Un très beau et très ambitieux programme donc pour cette BD qui a d’ailleurs été primée en Italie, son pays d’origine. C’est malheureusement dans son exécution que le bât blesse… Car Pagani échoue largement à construire des personnages qui ne soient pas de simples esquisses, voire de pures caricatures de leurs tourments psychologiques, et surtout à construire un récit qui nous entraîne littéralement vers le gouffre : Kraken s’avère une succession un peu stérile et répétitive de scènes sonnant faux, trop démonstratives, parfois même franchement grotesques. Les noms des personnages et des lieux sonnant « français » (est-ce la traduction ?), le lecteur d’ici aura beaucoup de mal à imaginer « Kraken » dans le décor de la Bretagne contemporaine, le manque de réalisme de ce contexte minant la crédibilité de la charge contre notre soi-disant inhumanité.
Au dessin, Cannucciari nous offre quelques pages lyriques saisissantes, grâce à un usage habile d’un gris vert monochromatique traduisant bien le désespoir glauque du récit. Néanmoins, son style louche trop vers celui d’un Will Eisner, sans jamais en atteindre la finesse, pour que la comparaison avec le travail du grand maître américain ne joue finalement contre lui.
Kraken est donc une tentative ambitieuse de grand roman graphique, que l’on ne peut qu’admirer, mais qui échoue finalement à délivrer ses promesses, à cause d’un paradoxal « manque de profondeur », qui empêche qu’un Kraken puisse vraiment s’y loger…
Eric Debarnot
Kraken
Dessin et couleurs : Bruno Cannucciari
Scénario : Emiliano Pagani
Editeur : Soleil
106 pages – 17,95€
Date de publication : 12 septembre 2018