Un sensationnel film choral choc où des vies asphyxiées, prisonnières du gris, tentent de sauver leurs âmes par le rêve d’un Eldorado pachydermique. Une fuite obsessionnelle « salutaire » qui les unit, forgée par une légende locale qui raconte qu’un éléphant sauvé d’un cirque reste depuis continuellement assis, à ignorer le monde qui l’entoure, au sein du zoo de la ville de Manzhouli, dans le nord de la Chine.
Étrange sentiment, à la découverte de cette œuvre monumentale de presque 4 heures, en sachant que cette expérience cinématographique sera l’unique témoin de la carrière de cinéaste de Hu Bo, qui a choisi de rejoindre l’au-delà en se donnant la mort peu de temps après la fin de la post-production de son premier long métrage. Un souvenir impérissable restera en nous, tant ce morceau de cinéma posthume nous emporte vers un mal être et un spleen dont on ne peut que profondément ressentir avec tristesse toute l’intimité du mal de vivre de son auteur lui-même.
Depuis l’œuvre entière de Béla Tarr, dont l’inspiration cinématographique transpire au sein de ce film-monstre, nous n’avions jamais pu errer ainsi, à travers un labyrinthique récit inéluctable d’une noirceur absolue avec quatre destins presque « mythiques » englués dans leurs vies au sein d’une ville en déconstruction, aux décors fantomatiques. De façon époustouflante, l’impressionnant cinéaste déploie une mise en scène virtuose avec des plans-séquences virevoltants, des travellings fascinants pour accompagner ces sentiers de la perdition. La caméra spontanée, de façon circulaire ou plus souvent derrière le protagoniste, suit au plus près les visages défaits, la chute de l’humanité, et regarde les Hommes tomber, ne laissant ainsi pratiquement aucune échappatoire pour mieux immortaliser une narration en lévitation, où les humains avancent à travers des lignes de fuites floues jusqu’au barrissement final… Comme une première lueur dans la nuit de Dante, pour retrouver enfin la fureur de vivre…
An Elephant Sitting Still est un chef-d’œuvre peu aimable qui offre un saisissant portrait de la Chine contemporaine où la misère sociale et la violence se côtoient de façon accablante dans le brouillard, et étouffent la vie quotidienne des habitants de ces villes post-industrielles complètement sinistrées. Un film fleuve vertigineux comme un envoûtant voyage opaque vers l’abîme, dont l’ampleur s’avère universelle par l’égoïsme comportementale de la nature humaine avec le glaçant constat de la détresse collective qui tend à submerger notre monde moderne voué à sa perte si l’on continue de se tromper de nature. Une odyssée crépusculaire existentielle éprouvante, portée par des interprètes à l’intensité naturelle d’incarnation absolument stupéfiante.
Venez découvrir ce somptueux chant du cygne funeste, en allant à la rencontre du mélancolique An Elephant Sitting Still. Merci Mr Hu Bo pour cet intemporel testament cinématographique dont le spleen continuera d’accompagner nos fleurs du mal…Le noir vous allait si bien… Désespéré. Hypnotique. Puissant. Grandiose.
Sébastien Boully
An Elephant Sitting Still
Film chinois réalisé par Hu Bo
Avec Yuchang Peng, Yu Zhang, Uvin Wang
Genre : Drame
Durée : 3h50m
Date de sortie : 9 janvier 2019