Surprenante réussite que ce film d’abord trop évident, et qui se joue avec légèreté et grâce des clichés qui le nourrissent : Green Book est un plaisir bien plus fin que prévu.
Il est facile de se gausser de ce Green Book, première tentative de voler en solo – sans son frère dont on le pensait inséparable – d’un Farrelly : un réalisateur plutôt spécialiste du rire facile se lance dans un feelgood movie en traitant prudemment d’un thème bien politiquement correct, quelque chose du genre « souvenons-nous ensemble combien c’était mal d’être raciste au début des années 60… » Circonstances accablantes, ce film au scénario totalement prévisible, accumulant sans vergogne des situations qu’on a l’impression d’avoir déjà vues et revues, séduit le « grand public », gagne des prix dans les festivals et est en lice pour les Oscars. De la chair à canon typique pour pouvoir clamer notre mépris pour cette facilité déshonorante, nous cinéphiles instruits à qui on ne la fait pas…
Sauf que partir à la rencontre de ce film tellement sans surprises nous expose justement à une surprise, et une bonne : car derrière les conventions soigneusement respectées d’un film historique – beaux décors, belles voitures, belles images d’une Amérique qui semble encore vierge -, on découvre très vite une grâce inattendue, celle de deux acteurs qui accumulent pour nous les prodiges en deux heures et quelques qui passent comme dans un rêve. A partir de rôles écrits au millimètre, non dépourvus d’un léger vernis caricatural qui tue le sérieux pontifiant qui constituait le gros risque d’un tel projet, Viggo Mortensen et Mahershala Ali (Moonlight) jouent tous deux une partition beaucoup plus subtile que ne l’imposait le cahier des charges d’un tel projet, « basé sur des faits réels » (annonce préliminaire qui fait très peur…) : ils font preuve tous deux, sans pourtant jamais cesser d’être amusants, en restant magnifiquement légers, d’une superbe ingénuité, de ce que les Anglo-saxons appellent une « candeur » qui confèrent à leurs personnages stéréotypés une humanité enthousiasmante.
Ainsi le rital baffreur, grande gueule, roublard, vulgaire et généreux, qui semble décalqué soigneusement des Sopranos, devient grâce au talent d’un Mortensen empâté, alourdi, et qui n’a sans doute jamais été meilleur qu’ici, un ogre bouleversant, conjuguant miraculeusement maladresse (humaine) et efficacité (professionnelle). Mahershala Ali, quant à lui, nous propose un trajet crédible de l’arrogance imbuvable de la réussite sociale à la découverte de l’amour de l’autre, qui permet de doubler la critique politique d’une Amérique raciste (pardon, d’une humanité raciste) qui risque toujours de réapparaître, d’un portrait vibrant d’un homme qui réussit à sortir de la carapace qu’il s’est construite pour survivre. Bien sûr, c’est la musique qui symbolise ce trajet, de la beauté des classiques « interdits » à ce pianiste trop noir pour qu’on lui permette d’interpréter le « grand répertoire » à la frénésie sensuelle d’un blues et d’un rock’n’roll qu’il se juge trop « éduqué » pour jouer. La scène magnifique du concert échevelé dans un « joint » mal famé constitue logiquement le moment de la libération tant attendue, tant espérée, d’un homme qui n’arrivait pas à exister.
Et on en revient aux choix de Peter Farrelly, moins évidents qu’on aurait pu le croire : jouer ses acteurs plutôt que son scénario, choisir la musique plutôt que les mots (même si l’idée des lettres « à la Cyrano de Bergerac » fonctionne également parfaitement), parler finement de haine de l’homosexualité au même niveau que de racisme, et peut-être le plus important de tout – qui irrite les détracteurs du film – rappeler que le rejet de l’autre est avant tout une preuve de manque d’intelligence. Oui les affreux racistes du Deep South ne sont pas des monstres criminels, ce sont des sombres connards, et la meilleure arme contre eux n’est pas un revolver (ou à la limite pour tirer en l’air !) mais bien notre capacité à aimer et à rire de tout ça.
Il y a finalement dans Green Book quelque chose de la magie du cinéma classique hollywoodien d’il y a plus d’un demi-siècle, quelque chose de la morale d’un Capra peut-être : tout cela est une tragédie, alors n’en faisons pas un drame !
Eric Debarnot