En s’exilant du côté d’Ouessant au large de Brest, Yann Tiersen n’en devient que plus universel et unique à la fois à l’image de All, son dixième album.
Avez-vous déjà vu cette session Out in The North du chanteur des îles Feroe, Teitur ? Face à une falaise brumeuse, le musicien grelotte en tapotant d’un geste hésitant un vieux piano désaccordé et incongru. Sans trop pouvoir me l’expliquer, quand je vois ces images, systématiquement, je ne peux m’empêcher de penser à un autre habitant des îles. Un certain Yann Tiersen. Son amour pour Ouessant, en particulier, il n’est pas nouveau, on le trouvait en germes dans ses premiers disques, Le Phare (1998) en tête. Rien de nouveau sous le soleil breton me direz-vous alors ?
Et si tout était pareil avec All ? Et si tout était différent avec All ? Et si c’était un peu les deux à la fois ? Car All cherche avant tout à être l’osmose, le point d’orgue ou le trait d’union entre Rue Des Cascades (1996) et Dust Lane (2010), les tentations de minimalisme d’un côté et de maximalisme de l’autre. Les perturbations classiques et les déflagrations Post-Rock.
Car All est avant tout un disque éminemment Post-Rock qui évoque aussi bien Sigur Ros qu’un Silver Mount Zion paisible.
All est avant toute chose le premier album enregistré intégralement dans son studio installé sur l’île par le breton. On est ici à des années-lumières d’une couleur locale fallacieuse de carte postale d’un touriste catapulté sur une terre de caractère. Pour toute personne qui a fait ce lent parcours qu’est une traversée vers une île, c’est toujours une épreuve pour le cœur et parfois l’estomac. N’avez-vous jamais combien nous sommes silencieux à bord de ces navires bondés qui nous transportent vers des territoires qui ressemblent un peu comme à des hors le monde comme il y a des hors la loi ? Et si All et ses longues introductions n’était qu’une traduction de nos silences bavards ?
La traversée vers Ouessant au départ du Conquet à vingt minutes de Brest demande un peu plus d’une heure et quart. Il faudra d’abord entrer dans le Fromveur, ce courant tumultueux qui rendra livides bien des visages. Ce qui frappe à l’arrivée à terre c’est la minéralité liquide des lieux et son austérité.
Qui voit Sein, voit sa fin
Qui voit Ouessant, voit son sang
Les adages avec leur bon sens commun voient souvent juste. Qui pénètre dans une île comme Ouessant ne peut en sortir totalement intact. On laisse un peu de soi dans les anfractuosités sauvages, cette mémoire des paysages qui se nourrit de notre chair.
Yann Tiersen parvient à saisir ce mysticisme sans croix ni icône. Seule errance en dehors de l’île, Tempelhof, en ouverture, s’amuse à brouiller les pistes avec son piano qui singularise le Tiersen populaire mais le brestois n’en finit pas de le dénaturer et d’y injecter quelques tensions Noise à la manière des travaux de son ami Matt Elliott sur Howling Songs (2008). Koad prend des atours presque seventies à la Saint-Preux, au bord du kistch et du gouffre mais sans jamais y tomber totalement. Erc’h se pose bien comme la réunion possible entre Dale Cooper Quartet & The Dictaphones (lointains cousins brestois), un Brendan Perry vibrant et le Valtari de Sigur Ros.
Même la langue bretonne, ici employée, habituellement gutturale et rèche, est magnifiée par le travail sur les voix et leurs arrangements. La respiration avec Usal Road rappellera sans doute le piano du Sarajevo de Max Richter pour cette même tension dramatique croissante qui se finit en suspension. All qui porte bien son nom s’écoute comme un Tout, comme une oeuvre pleine et globale. Ces onze titres ne sont finalement que les onze mouvements d’une gigantesque mécanique sensible évoluant de l’organique à l’électronique comme sur le sublime Heol ou Aon entre Fields recordings et réminiscence de La Valse des monstres (1995). On oscille entre un Nicola Piovani et un Arvo Pärt . Prad sonne comme un Nocturne, une toute petite chose fragile et robuste à la fois esquissée dans la nuit tombante, les vagues au loin, la lumière cyclique, circulaire et métronomique du phare du Créac’h qui nargue et toise les pauvres mécréants du continent. Beniguet lui sourit et Molène le jalouse tandis que Beure Kentan se termine dans des murmures d’oiseaux de mer.
All ne nous rend pas insulaire, c’est un privilège que peu d’entre nous avons, on l’obtient par sa naissance. All ne nous rend pas insulaire mais des fragments, des bouts d’îles mobiles portés par les vents et les marées.
Retrouvez dans le prochain numéro de Magic le guide d’écoute que je consacre à Yann Tiersen.
Greg Bod
Yann Tiersen – All
Label : Mute / [PIAS]
Sortie le 15 février 2019