Triple Frontière, aurait dû voir le retour aux affaires du réalisateur J.C. Chandor, qui porte certains de nos espoirs depuis son Margin Call. C’est loupé… et dans tous les sens du terme !
Cela fait plus d’un demi-siècle que nous, cinéphiles français, avons été biberonnés à la « Politique des Auteurs », cette géniale invention critique qui veut que le metteur en scène soit un artiste, et que ses films traduisent d’une façon ou d’une autre, et ce quelles que soient les contraintes de production exercées sur eux, sa vision du monde, de l’homme, et ses préoccupations… artistiques. Ce concept nous a servi depuis lors de boussole dans la jungle du Cinéma, et alimente finalement la grande majorité de nos critiques et discussions : « As-tu vu le dernier film de J.C. Chandor ? » sera la manière française de s’adresser à un camarade passionné de cinéma, tandis que 99,9% de la population terrestre préfèrera naturellement demander : « Es-tu allé voir le dernier film d’action avec Ben Affleck ? ». Tout cela pour dire que bon nombre d’entre nous se seront précipités sur Triple Frontière, la récente « mise en ligne » de Netflix, sur le simple principe qu’un film du réalisateur de Margin Call sera forcément intéressant. Et le même nombre se demandera deux heures plus tard : « Mais qu’est-ce que je peux bien reconnaître de « l’auteur Chandor » dans ce naufrage, ce bidule ni fait, ni à faire ? Eh bien, rien, mon ami cinéphile, absolument rien ! La « Politique des Auteurs » a bon dos, et peut-être bien que ce sera Netflix, bien plus qu’Hollywood, qui aura sa peau, après tout…
Il faut dire que Triple Frontière est un projet maudit, qui tourne depuis près de 10 ans sans jamais se concrétiser. La faute à un scénario totalement pourri, qui part de postulats risibles – ce qui en soit n’est pas un problème on le sait – (comment transformer la traque d’un caïd de la drogue en Colombie en une affaire d’enrichissement personnel quand on est une bande paramilitaires surentraînés comme il y en a désormais des milliers en opération sur notre chère planète ?), pour en faire… absolument rien du tout. Il est en effet hilarant ou accablant, selon l’humeur du jour, de voir comment, en une décennie de travail, aucun scénariste n’a réussi à décider si le film serait un film d’action et de casse, un survival movie dans la Cordillère des Andres, une parabole sur les dégâts que cause l’avidité humaine, ou au contraire un gentil conte de fée moralisateur sur les valeurs éternelles de l’amitié virile. Alors Triple Frontière est un peu tout ça, et donc – parce que nous ne sommes pas en Corée où l’on sait mélanger les ingrédients les plus hétérogènes – n’est rien du tout.
Les acteurs font de leur mieux pour animer des personnages sans profondeur et incohérents : même le brillant Oscar Isaac galère, une fois passée une scène d’ouverture à la Narcos / Sicario efficace, c’est dire… alors imaginez combien le naturellement inepte Ben Affleck, bouffi et barbu, se ridiculise dans cette affaire ! Grâce à l’argent mis sur le projet (par Netflix, on imagine) les paysages sont beaux et exotiques, et on arrive à nous cacher que tout cela a été filmé à des milliers de kilomètres de l’Amérique Latine. La scène centrale de traque dans la maison est assez prenante, avec en particulier à une photographie soignée, mais la suite du périple échoue complètement à nous faire ressentir les difficultés physiques – que l’on imagine quand même colossales – de la traversée de la Cordillère des Andes dans des conditions aussi extrêmes. Peu à peu, le film nous plonge dans une torpeur léthale, jusqu’à des scènes d’action finales injustifiables, et une conclusion chez les Bisounours qui ne peut guère que faire naître en nous de grands rires douloureux.
Quant à J.C. Chandor, cette critique n’a bel et bien pas parlé de lui, car il n’a visiblement jamais été présent pendant la réalisation de Triple Frontière !
Eric Debarnot
Triple Frontière (2019)
Film américain de J.C. Chandor
Avec Oscar Isaac, Charlie Hunna, Ben Affleck
Genre : action, aventure
Durée : 2h05
Mis en ligne (Netflix) le 13 mars 2019