Scott Walker est mort trop tôt à 76 ans le 25 mars dernier, suivant de près Mark Hollis. Par-delà le manque qu’il laisse parmi nombre d’entre nous, à l’orée de sa disparition, on peut pleinement prendre conscience de l’unanimité du jugement autour du génie de ce parcours d’un artiste hors norme.
A quoi reconnaît-on le caractère iconique d’un artiste, d’un musicien, d’un écrivain ou d’un peintre ? De toutes les raisons les plus évidentes que l’on peut extraire, il en est une plus pertinente que les autres. C’est cette capacité à faire racine à travers des ramifications multiples, à laisser se porter en échos infinis des traces de son œuvre.
Il en est ainsi de Scott Walker sauf qu’il n’y a pas un mais cent ou mille Scott Walker que ce soient dans ses choix de « carrière » (vilain mot inapproprié pour l’américain naturalisé anglais) mais aussi dans les interprétations qu’en font ses fans, anonymes ou illustres. Car s’il ait un musicien qui influença ses confrères, c’est assurément Scott Walker. De Bowie pour le plus évident à Damon Albarn, David Sylvian ou encore Neil Hannon et son Divine Comedy.
Quand un grand artiste disparaît, il ne fait finalement que s’absenter, il reste peut-être un peu plus à la marge des choses, laissant ce goût amer du manque au fond de nos gorges.Il devient quelque chose d’autre, une espèce de lien vers une forme d’universalité. Il ne s’appartient plus mais devient notre.
Pour chacun de ces musiciens et bien d’autres que je ne citerai pas ici, il fut bien plus qu’une influence, un choc, une forme de révélation qui amenait à une vision modifiée qui créait chez autrui une singularité nouvelle. David Bowie comme Thom Yorke disaient de Scott Walker qu’il avait modifié leur manière de voir le chant et de trouver une expression équilibrée pour leur lyrisme avec ce « je ne sais quoi » de distanciation toute brechtienne que l’on entend toujours dans le chant de l’auteur de Climate Of Hunter (1984) sans doute aussi à l’origine en partie de son étrangeté.
A l’annonce de sa disparition, les hommages se sont répandus.
La danoise Agnes Obel dit de Scott Walker :
« Il m’a permis de comprendre les vastes possibilités que l’on peut trouver dans la production musicale et l’acte d’écrire une chanson comme une forme d’alternative pour entrer dans un son propre univers parallèle et combien cette approche peut se poursuivre bien au-delà des seuls genres musicaux mais se prolonger dans des émotions et des états d’esprit que le langage ne peut traduire. Pour moi, la musique de Scott Walker est comme un voyage profondément singulier et personnel, jouant avec les ombres et les lumières, brouillant les pistes entre le rêve et le cauchemar et de ce fait connectée à une expérience partagée par tous que nous vivons consciemment ou inconsciemment. »
Pour ma part, Scott Walker, je l’ai découvert comme beaucoup d’entre nous à travers Bowie dans les années 80. Car il faut bien le dire, David Jones ne cessait de le citer dans toutes ses interviews. On disait d’ailleurs à l’envie de Bowie qu’il était un vampire se repaissant de ses influences, en tirant le meilleur parti pour créer quelque chose de personnel et qui n’était finalement que Bowie. Pourtant, à l’écoute de la discographie de Scott Walker, on ne peut que reconnaître le parallèle entre les deux musiciens. Qu’aurait-été la voix de Bowie sans Walker ? Bowie aurait-il découvert et repris Brel sans Walker ? Le Brel de Bowie n’étant pas tout à fait celui de Walker, le sien peut-être plus sec et janséniste et celui de Scott Walker plus divinement Pop ouvragée.
Sans Scott Walker, aurions-nous entendu les larmes d’Ocean Rain (1984) d’Echo And The Bunnymen et de leur leader Ian Mc Culloch que l’on rapproche trop hâtivement de l’influence des Doors en oubliant l’apport de Scott Walker aux envolées orchestrales des britanniques ?
Je ne sais pas vous mais je n’ai jamais vraiment pu entrer de plein pied dans les premiers disques de Neil Hannon, y voyant une forme de redite de l’auteur de ‘Til The Band Comes In (1970). Pourtant, force est de reconnaître l’admiration sincère de l’irlandais pour son aîné :
« J’ai passé les 20 premières années de ma vie à me demander où était la musique que j’entendais dans ma tête. C’est seulement quand j’ai découvert l’univers de Scott Walker que je sus que j’avais atteint mon but: M’y voila ! La découverte d’un best of de Scott Walker au début des années 90 qui commençait par The Sun Ain’t Gonna Shine Anymore a été un vrai choc pour moi, je n’avais jamais rien entendu de tel, si dramatique et sombre comme provenant d’un autre monde. Je ne l’ai jamais vraiment quitté depuis. »
Scott Walker, à l’inverse de Bowie, n’était ni un vampire ni cette image mythologique que l’on s’est forgé de lui, celle d’un espèce de mi-ermite, mi savant fou monomaniaque. Il était un artiste de son temps, de tous les temps qu’il occupa, reprenant Tom Rush avec les Walker Brothers ou Tim Hardin dans les années 60, sortant une indispensable et parfaite quadrilogie entre 1967 et 1969, collaborant avec Leos Carax ou Sunn 0))).
Mais de toutes les raisons qui justifient le caractère iconique de Scott Walker, c’est la réaction que provoque son décès chez les anonymes sur les réseaux sociaux. De toutes celles que j’ai pu lire ici et là, j’en retiendrai deux.
Celles de notre ami ancien chroniqueur chez BENZINE, Franck Blake :
« Encore un grand qui tire sa révérence sans prévenir. Et quel grand. Un géant entre ombre et lumière, chaînon manquant idéal entre crooner lyrique et prêtre néo-gothique d’outre-tombe.
Sans ses reprises 60’s de Brel, l’œuvre du grand Jacques n’aurait pas eu l’audience qu’elle a connu ensuite dans le monde anglo-saxon et dans sa deuxième manière, en farouche ermite explorateur du « côté obscur » entreprise sans concession aucune (« Tilt » et « The Drift », ses sommets), il influença quasi toute la planète (indie) rock.
Sans lui pas de brit pop baroque (The Divine Comedy, Pulp), rock gothique (Echo & The Bunnymen, Nick Cave) esthètes exigeants (David Sylvian, Tindersticks, Perry Blake, The Last Shadow Puppets and others (liste sans fin…).
Et pas de … David Bowie. Oui Bowie lui-même, son plus grand fan, l’artiste qui fut le plus inspiré par lui et qui l’a le plus fidèlement célébré tout au long de son parcours.Que vous l’admettiez ou non, vu le côté austère voire hermétique qu’avait pris au fil du temps sa production musicale, tous – je dis bien TOUS – les héros musicaux que je crois vous écoutez et chérissez autant que moi sont des enfants de Scott Walker. Nous sommes tous des enfants de Scott Walker.
Désormais orphelins… »
Le second n’est finalement pas si inconnu que cela et encore moins anonyme. Chroniqueur historique des Inrockuptibles et à la tête de l’excellent magazine en ligne L’oreille absolue, Richard Robert a eu la chance de rencontrer Scott Walker en 2006 :
« Je ne déteste pas mes disques… Mais à chacun d’entre eux, je me sens approcher du but, et à chaque fois, j’ai la sensation que je lâche prise et que je retombe dans la banalité du quotidien. Tous mes disques expriment donc d’une façon ou d’une autre un sentiment de frustration. Mais de toute façon, je n’aspire pas à la paix de l’esprit.
– Dans une interview, vous avez fait un jour allusion à David Sylvian, que vous connaissez bien, et précisément à cette forme d’apaisement intérieur auquel il aspire et qu’il a pu exprimer à travers sa musique.
– Oui, mais cette tranquillité ne m’intéresse pas : je n’en veux pas. Mon idée est que nous ne devrions éprouver la tranquillité que de manière fugitive, nous ne devrions que l’entrevoir. Dans le cas de David, je pense que ses aspirations ont à voir avec sa relation au bouddhisme. Mais encore une fois, cette paix ne m’attire pas. J’y vois une forme de confort bourgeois, une volonté de repousser à l’arrière-plan tout ce qui pourrait être dérangeant. Je préfère de loin avoir une existence troublée et ne pas prendre de Prozac.”
C’était Noel Scott ENGEL, aka Scott WALKER, un jour de mars 2006 assez semblablement radieux à ce jour de mars 2019 – homme parfaitement affable, détendu et posé, pas du tout décidé à alimenter le clicheton si souvent rabâché du savant fou reclus et intransigeant, qu’avec Joseph Ghosn nous eûmes le bonheur d’avoir pour compagnon de conversation près de deux heures durant.
Qu’il repose, selon ses vœux, en toute intranquillité, donc. »
Intranquillité, Torturé, distant, absent, Scott Walker, désormais face à l’éternité, est devenu notre, un continent entier à parcourir et à chérir, une passerelle possible entre une certaine vision du croon des années 30 et la Chamber Pop des sixties mais aussi d’une soif d’expérimentation que l’on retrouve dans chacune de ses chansons de toutes ses périodes. On trouve autant d’étrangeté dans Plastic Palace People sur Scott II (1968) que dans ses disques les plus déroutants et plus tardifs, Tilt (1995) ou Bisch Bosch (2012). Il est ton Scott Walker, votre Scott Walker, notre Scott Walker.
Greg Bod