Depuis la sortie de son dernier album qui a fait parler de lui, Sharon Van Etten est (enfin) la « next big thing » du rock. Son passage à la Maroquinerie l’a superbement confirmé.
Il se passe quelque chose autour de Sharon Van Etten. Cette autrice-compositrice américaine à la renommée (trop) discrète, au nom pas forcément facile à retenir – à moins d’utiliser le fier acronyme SVE qu’elle fait imprimer sur ses t-shirts – vient de publier un nouvel album, Remind Me Tomorrow, qui a fait bouger les lignes : en modernisant son song-writing et en actualisant sa production, elle a attiré l’attention de plein de gens qui l’ignoraient encore il y a peu. La Maroquinerie est sold out pour l’accueillir ce soir, et la queue s’allonge sur le trottoir de la rue Boyer bien plus qu’à l’ordinaire. Il y a des gens qui cherchent des places d’un air angoissé, et les vieux fans de SVE bien sages sont un peu débordés par le sentiment électrique d’excitation qui règne dans la salle. Ils grommellent bien entendu qu’ils préféraient la SVE d’avant, celle qui oscillait entre ballades country et rock “à l’américaine” vaguement intemporel, mais je crois qu’on pense tous dans la petite salle que, oui, ce temps-là est sans doute révolu, et que l’heure de Sharon Van Etten a sonné.
Mais d’abord, il nous faut supporter 40 minutes pénibles et inintéressantes de The Golden Filter. Un duo “qui a tout du groupe pour les Inrocks”, comme le dit un ricaneur derrière moi. Et bien sûr, il n’a pas tort. Car cette électro noire et minimaliste, qui doit vouloir se placer dans le digne héritage de Suicide et de Portishead, est surtout insupportablement poseur et prétentieux. Commençant à 20 heures sur une vibration qui nous fait craindre pour nos tympans, le couple de The Golden Filter nous emmène dans un long, long voyage de 40 minutes, d’où rien ne se dégage qui semble digne d’attention : pas de mélodies reconnaissables, pas de beats dansants – ou alors si peu que c’en serait presque charmant -, pas d’émotions, pas d’intensité. Juste un concept – la noirceur rigide – répété ad libitum. Penelope, la chanteuse d’origine australienne, à la voix correcte certes mais pas exceptionnelle non plus, est dans le noir, et dissimule son visage sous ses cheveux et derrière son large col relevé. On admettra qu’il y a là une sorte de message, mais il n’est pas particulièrement intéressant. Il est grand temps que cette longue, longue mode de l’électro claustrophobe et poseuse se termine : notre époque est déjà tellement en souffrance qu’elle n’a pas besoin du chant atone et complaisant de ces sirènes du désastre.
A 21h10, les choses changent et la Musique reprend ses droits : Sharon Van Etten m’évoque une Chrissie Hynde de notre époque, pantalons de cuir, veste de velours, talons pointus, frange noire, et surtout, surtout un regard qu’une effrayante folie embrase régulièrement, et un sourire carnassier qui transforme son joli visage un peu banal en pur symbole du rock’n’roll éternel. SVE est accompagnée d’un groupe qui va jouer très bien – et très dur parfois – une musique toute en angles aigus et en grondements effrayants… une musique bien plus impressionnante d’ailleurs que ce qui transparaissait sur l’album Remind Me Tomorrow : le jeu de basse est essentiel à l’atmosphère intense des nouvelles chansons, sur lesquelles Sharon ne joue pas, elle, de sa guitare, se concentrant sur un chant régulièrement envoûtant.
Jupiter 4 en intro nous plonge d’emblée dans une certaine stupéfaction : nous n’avions pas vu venir ça, cette panthère noire ronronnante et menaçante qui vient feuler son angoisse, notre angoisse d’un monde trop effrayant. Comeback Kid, ensuite, confirme le lien qui relie Sharon à la grande Patti et à la non moins grande PJ, pas moins. Noone’s easy to Love enfonce le clou, et au premier rang, nous échangeons regards et sourires : ce soir, nous sommes récompensés, nous “voyons le futur du rock’n’roll”.
Sauf que, c’est la pause, Sharon prend sa grosse guitare rouge, et replonge dans ses albums précédents : une ballade country, puis un autre morceau un peu anodin, et voilà la tension qui redescend. Les vieux fans s’auto-congratulent, ils retrouvent leur Sharon à eux, qu’ils n’ont pas envie de partager avec le reste du monde. Nous, nous attendons le retour de la pythie.
Et finalement, ce sera là l’étoffe de cette soirée, ce va-et-vient, cette hésitation peut-être : entre une manière plus traditionnelle, certes artisanale et chaleureuse, de nous parler d’elle-même, de son petit garçon né il y a moins de 2 ans, de sa peur d’un monde devenu fou, avec des hommes politiques plus effrayants chaque jour, et l’acceptation d’une modernité plus dure, plus spectaculaire aussi, Sharon est encore un équilibre instable. Ce qui est magique, c’est dans tous les cas la manière dont elle plante ses yeux dans les vôtres, de longues minutes, tandis qu’elle chante. Comme si elle n’était là que pour vous. J’ai eu droit personnellement à ce traitement, et croyez-moi je n’en menais pas large : j’ai eu l’impression d’être un lapin tétanisé qui allait être étouffé par un serpent… Et puis Sharon redevient une femme, tendre et sensible, chantant pour la paix et la bienveillance, d’une voix qui faiblit parfois devant les sommets qu’elle s’impose, mais qui porte toujours une indéniable fascination.
Sinon, Malibu est une tuerie, le sommet de la soirée, tandis que Seventeen s’impose comme un vrai futur hymne de SVE, nous renvoyant à notre propre confusion lorsque nous avions nous-mêmes 17 ans. Le rappel portera en son cœur un brûlot électrique, Serpents (justement…), qui rampe, se tord, et n’explose – malheureusement – jamais. Et le set se clôt sur un chant d’espoir et un message de bonne volonté (Love More), qu’on aurait là encore souhaité plus intense.
Et Sharon nous quitte, sans que nous puissions dire ce qui adviendra d’elle : elle a le potentiel de devenir une nouvelle grande étoile de notre Musique, elle pourrait aussi se contenter d’être une chanteuse traditionnelle pour un petit groupe d’initiés déjà convaincus. Dans la fosse, ça discute ferme, entre partisans d’un style ou d’un autre. Un ami critique le concert en disant que « ça ressemblait à du Queens of the Stone Age, voire à du Muse » : c’est un peu exagéré, mais je comprends sa frustration devant cette rupture de style. Au stand de merchandising, un type à côté de moins claque 115 Euros en t-shirts et en vinyles : une jolie mesure de la passion que SVE inspire désormais.
Nous sortons dans la nuit et ce soir, notre petit groupe prend plus de temps à se disperser que d’ordinaire. Oui, il se passe quelque chose autour de Sharon Van Etten…
Texte et photos : Eric Debarnot
Les musiciens de The Golden Filter :
Penelope Trappes – voix
Stephen Hindman – machines
La setlist du concert de Sharon Van Etten :
Jupiter 4 (Remind Me Tomorrow – 2019)
Comeback Kid (Remind Me Tomorrow – 2019)
No One’s Easy to Love (Remind Me Tomorrow – 2019)
One Day (Epic – 2010)
Tarifa (Are We There – 2014)
Memorial Day (Remind Me Tomorrow – 2019)
You Shadow (Remind Me Tomorrow – 2019)
Malibu (Remind Me Tomorrow – 2019)
Hands (Remind Me Tomorrow – 2019)
Seventeen (Remind Me Tomorrow – 2019)
Every Time The Sun Comes Up (Are We There – 2014)
Stay (Remind Me Tomorrow – 2019)
Encore :
I Told You Everything (Remind Me Tomorrow – 2019)
Serpents (Tramps – 2012)
Love More (Epic – 2010)