Nous avons en ce moment en France un groupe exceptionnel, et assister à l’un de ses concerts changera votre perception de l’impact que la Musique peut avoir sur vous : il s’appelle The Psychotic Monks et il jouait à Orléans vendredi soir.
Il est presque une heure du matin, je marche dans un froid hivernal par les rues d’une ville qui n’est pas la mienne. Je me sens comme sur un nuage, je me rappelle qu’il n’y a sans doute pas de plus belle récompense, dans la vie d’un fan de musique live, que la découverte inopinée d’un artiste ou d’un groupe majeur, capable de vous faire ressentir à nouveau cette excitation, non, cette extase indicible des “premières fois”…
…Et ce d’autant que je n’étais pas venu à l’Astrolabe d’Orléans pour voir The Psychotic Monks – même si je commençais à entendre dire de très, très belles choses de ce groupe parisien, autour de moi -, mais pour rattraper au vol Bodega, mini-sensation new yorkaise dont j’avais manqué le passage au Point Ephémère il y a quelques semaines. Mais voilà, cinq heures plus tôt, à peine étais-je arrivé devant la salle que je découvrais que l’ordre de passage des groupes avait été modifié, et que ce seraient les Psychotic Monks qui clôtureraient la soirée : bref qui seraient la tête d’affiche… Et ce sera d’ailleurs très vite clair que la grande majorité du public est venue ce soir pour eux, et ne manifeste – ce qui est sans doute malheureux – que très peu d’intérêt pour Bodega… Un signe que quelque chose se passe définitivement autour des Psychotic Monks… Mais revenons donc à cette ouverture des portes…
On nous fait d’abord, assez inhabituellement, patienter dans la petite salle du club, pour nous montrer un court film promotionnel annonçant les premiers groupes prévus à l’affiche du Festival Hop Pop Hop 2019. Pourquoi pas, d’ailleurs ? C’est une occasion sympathique de découvrir de nouveau noms dans des genres musicaux exigeants. Puis les portes de la grande salle de l’Astrolabe sont ouvertes, et tout de suite, comme il est 21 heures, les trois musiciens de Servo, groupe rouennais pratiquant un post-punk radical, attaquent leur set. Le trio joue dans un noir quasi-total, occasionnellement déchiré par des lumières stroboscopiques blanches. Le son est très impressionnant, en particulier celui de la guitare, mais c’est la cohérence parfaite du groupe qui marque le plus l’imagination : encore une confirmation, si besoin est, du beau professionnalisme – au bon sens du terme – des jeunes rockers français ! Musicalement, on est donc clairement dans la lignée du travail séminal de Joy Division : voix martiale, basse en avant, noirceur absolue. Les deux seules choses qui empêchent cette musique de s’asphyxier dans son extrémisme désespéré, c’est l’aspect presque dansant de certaines rythmiques, et le ballet fascinant du guitariste et du bassiste, oscillant rythmiquement comme dans un rituel mystérieux. Franchement, ce que fait Servo est très beau, c’est juste sans doute un peu trop uniforme pour que les 45 minutes de leur set ne semblent pas bien longues parfois : on ne serait pas contre une ou deux petites ruptures de ton… Néanmoins, le final, avec une guitare incandescente qui rappelle les débuts des Stooges, est très prenant, et permet de bien conclure le set. Bravo !
22h15 : Remplacement complet du matériel effectué en une vingtaine de minutes, et ce sont donc maintenant les New-yorkaises et New-yorkais de Bodega qui poursuivent la soirée. Leur musique n’est pas facilement descriptible, ce qui est plutôt bien : elle relève à la fois du concept pointu – une sorte de journal introspectif et pourtant militant d’un jeune couple, Ben et Nikki, affrontant la confusion croissante de notre ère digitale – et de la tradition punk rock et hip hop de la Big Apple. Le fait que leur album ait été produit par Austin Brown de Parquet Courts est évidemment une belle référence, mais Bodega est quand même autre chose qu’une simple poursuite de la brillante saga de la musique new-yorkaise. Manifestes anti-ordinateurs et anti-réseaux sociaux, leurs chansons ont parfois l’excentricité taquine des B-52’s (la voix de Nikki), ce qui rassure un peu si l’on craint la prise de tête avec Ben, qui n’est pas, admettons-le, le leader le plus charismatique du moment ! Heureusement, il y a plein de choses marrantes à regarder sur scène : Nikki, en premier lieu, pétulante cheerleader, qui capture tous les regards, avec sa vitalité rieuse et sensuelle. A sa droite, Madison est un guitariste froid, tranchant, et brillant, dont l’allure évoque immanquablement un jeune Wilko Johnson. Derrière, une batteuse – toute nouvelle – qui frappe ses fûts debout en arborant un look de dur et en nous jetant des regards possédés, et une bassiste cool, comme sont – on le sait bien – tous les grands bassistes de Rock.
On se rend quand même vite compte que, en dépit d’une ou deux chansons accrocheuses (comme le malin Jack in Titanic…), Bodega a du mal ce soir à mettre le feu à la salle : est-ce le problème de la langue pour une musique qui a quand même un message fort à faire passer ? Ou la relative indifférence d’un public qui n’est VRAIMENT pas venu pour eux ? Toujours est-il que tous les efforts de Ben pour créer de l’interaction, ou même simplement un peu d’excitation, semblent tomber à plat, l’un après l’autre. Le concert tourne peu à peu au marasme, ce qui est quand même un peu désolant quand on sait la réussite de leur récente soirée au Point Ephémère. La fatigue physique du groupe y est-elle pour quelque chose aussi ? Sur la set list – une page de carnet déchirée – que Nikki me tendra gentiment à la fin, il y a écrit « Where are We ? » en lieu et place du nom de la ville…
Heureusement, le long, très long (une quinzaine de minutes au bas mot…) final façon krautrock sur Truth Is Not Punishment va rattraper cette impression mitigée. Il y a enfin une vraie transe qui naît de cette musique répétitive et obstinée. Peut-être auraient-ils dû commencer leur set de cette manière, pour mieux embarquer le public ? En tous cas, j’ai envie de les revoir très vite, dans de meilleures conditions…
Le temps de remplacer à nouveau tout le matériel, il est déjà minuit moins le quart quand le quatuor de The Psychotic Monks attaque son set. Et là, pour parler franchement, eh bien la terre va littéralement trembler. Mon dieu, quelle claque, quel traumatisme même ! Comment décrire ça à quelqu’un qui ne connaîtrait pas la musique du groupe, ou qui ne la connaîtrait que sur les albums, obligatoirement réducteurs ? Peu d’influences claires, et il faut aller un peu loin chercher des références, plus d’ailleurs en termes d’état d’esprit que de musique : disons quand même qu’on serait ici à mi-chemin entre les expériences sonores les plus extrêmes de Sonic Youth et la brutalité émotionnelle inégalée des Bad Seeds de Nick Cave. Avec en plus quelque chose de prog rock dans ces longs passages flottants, et bien sûr des explosions, brèves mais saisissantes, de rage punk ou de chaos heavy metal. Tout ça ? Oui, tout ça, et bien plus encore. Quatre musiciens totalement engagés dans leur musique, dégageant à tour de rôle – car il ne semble pas y avoir de leader en tant que tel dans le groupe, chacun chante et prend la direction d’un morceau à son tour – une émotion inouïe.
A voir dans la salle la frénésie, l’extase s’emparant de certains spectateurs, qui semblent physiquement possédés par la musique de The Psychotic Monks, mais surtout à sentir au fond de moi un bouillonnement de sensations et de sentiments que je n’ai pas retrouvé depuis longtemps en écoutant de la musique, je sais que je suis, que nous sommes, en train de vivre un moment exceptionnel. Un mur de son écrasant, et puis des hurlements (mais quelqu’un hurle-t-il vraiment en dehors de ma tête ?) cathartiques, et puis une accélération libératrice, qui vient se désintégrer dans un bain liquide de bruit abstrait : on passe littéralement par tous les états possibles durant les 45 minutes de ce pandémonium génial. J’ai alternativement les larmes qui me viennent aux yeux, la chair de poule et les cheveux dressés sur la tête : mon dieu, que la Musique est Belle, Forte, Essentielle, quand elle est jouée comme ça, quand elle est habitée ainsi !
Mais le plus beau reste à venir, le dernier morceau, qui s’appelle Every Sight – je l’apprendrai par la suite, quand au stand de merchandising, on écrira gentiment juste pour moi la liste des morceaux qui ont été interprétés, le groupe jouant sans setlist (à quoi bon une setlist quand on joue tout simplement sa VIE ?) : le petit guitariste qui est juste devant moi (je ne sais pas son nom, mais c’est celui qui ne ressemble pas à un jeune Howard Devoto et qui ne porte pas une robe noire) se met à psalmodier un chant d’une tristesse infinie, puis d’une douleur déchirante. Un chant qui vous saisit progressivement les tripes, puis la tête, pour vous entraîner dans un tourbillon obscur de plus en plus asphyxiant, mais aussi de plus en plus extraordinaire. Avant de finir dans un chaos sonore aussi abstrait que paradoxalement extatique. Pas loin d’être les dix minutes les plus envoûtantes, les plus terribles aussi, que j’aie vécues dans un concert depuis la dernière fois où j’ai vu Nick Cave… pour vous dire l’altitude à laquelle ces Psychotic Monks planent. Et encore, quand j’écoute Nick Cave, je devine le performer, tandis que ce soir, je ne vois plus les musiciens, je ne perçois plus que l’émotion brute. Et brutale.
Sublime.
Après ça, plus rien à dire, juste la peur de ne pas trouver plus tard les mots pour faire partager cette expérience à ceux qui n’y étaient pas. Ce qui est impossible. Après ça, marcher dans le froid des rues inconnues d’Orléans, en essayant de retrouver un minimum ses esprits, après avoir frôlé un tel gouffre, et affronté une telle lumière.
Texte et photos : Eric Debarnot
Les musiciens de Bodega sur scène :
Ben Hozie (guitar, vocals)
Nikki Belfiglio (vocals)
Madison Velding-VanDam (guitar)
Heather Elle (bass)
Tai Lee (drums)
La setlist du concert de Bodega :
Bodega Birth (Endless Scroll – 2018)
How Did This Happen?! (Endless Scroll – 2018)
Knife
Margot (Endless Scroll – 2018)
Can’t Knock the Hustle (Endless Scroll – 2018)
Gyrate (Endless Scroll – 2018)
Boxes for the Move (Endless Scroll – 2018)
Shiny New Model
Jack in Titanic (Endless Scroll – 2018)
Name Escape (Endless Scroll – 2018)
Domesticated
Bookmarks (Endless Scroll – 2018)
Warhol (Endless Scroll – 2018)
I Am Not a Cinephile (Endless Scroll – 2018)
Charlie (Endless Scroll – 2018)
Treasures of the Ancient World
Truth Is Not Punishment (Endless Scroll – 2018)
Les musiciens de The Psychotic Monks sur scène :
Arthur Dussaux
Clément Caillierez
Martin Bejuy
Paul Dussaux
La setlist du concert de The Psychotic Monks :
It’s Gone (Silence Slowly And Madly Shines – 2017)
Isolation (Private Meaning First – 2019)
Part 3 – Transforming (Silence Slowly And Madly Shines – 2017)
The Bad and the City Solution (Silence Slowly And Madly Shines – 2017)
Wanna be Damned (Punk Song) (Silence Slowly And Madly Shines – 2017)
A Coherent Appearance (Private Meaning First – 2019)
(Epilogue) Every Sight (Private Meaning First – 2019)