Etes-vous fascinés ou inquiets – ou les deux – quant à l’avenir qu’Internet, les réseaux sociaux et nos gouvernants nous réservent ? Benjamin Fogel aussi. Et lui en a tiré un roman passionnant, mi-SF, mi-polar existentiel…
L’explosion de l’utilisation de l’Internet, l’omniprésence des réseaux sociaux et bientôt l’apparition de l’intelligence artificielle sont en train de changer profondément la société, voire même la nature fondamentale de l’être humain : c’est là une évidence, voire une banalité, et de nombreux penseurs théorisent déjà cette mutation. Par rapport à une lointaine époque où la littérature, à travers le genre SF, s’emparait ambitieusement des grandes thématiques pour en faire des « histoires », souvent plus convaincantes d’ailleurs que les travaux des philosophes, les écrivains contemporains restent eux curieusement discrets sur ce sujet pourtant essentiel. C’est donc tout à l’honneur de Benjamin Fogel d’avoir eu l’ambition d’écrire La Transparence Selon Irina, et de nous offrir une réflexion réellement féconde – et des mieux argumentées – sur notre futur proche, habillée en thriller psychologique simple mais émotionnellement efficace.
L’idée forte de Fogel est de combiner la virtualisation des rapports humains stimulés par la nouvelle technologie avec la notion d’identité – sexuelle en particulier, puisque le « je » du livre est androgyne, mais pas que… Fogel imagine ici la prochaine étape de la démocratie comme une dictature « soft », fondée sur le verrouillage total de l’identification et sur l’intégration complète du « réseau » dans la vie humaine : plus de travail mais le revenu universel, plus de vie urbaine mais l’enfermement volontaire dans un cocon assisté technologiquement, quasiment plus de parole mais un flux constant d’écrits sous la forme de polémiques instantanées sur le réseau. Et un système universel de notation mutuelle que l’on a déjà vu imaginé dans un épisode mémorable de Black Mirror, mais, surtout, que le gouvernement chinois a déjà mis en place… Et, pour alimenter la fiction, différentes formes de rébellion, de la plus radicale – jusqu’au terrorisme, assez logiquement – à la plus trouble – et troublante – le jeu avec l’identité.
C’est ce dernier aspect qui fait la force d’un livre qui vous dévore littéralement dès sa première page, un livre qu’on lira comme un best-seller à l’américaine même s’il est en fait assez avare en action et en rebondissements : le tour de force de Fogel, c’est plutôt de nous captiver en nous projetant dans la peau de personnages qui sont indubitablement « nous dans quelques années », et de faire naître une angoisse existentielle profonde en mêlant une solide réflexion intellectuelle et une belle émotion, trouvant sans doute sa source dans un sentiment diffus de fragilité, voire de perte irrémédiable de notre humanité. Le style très « ligne claire » de l’écriture de Fogel contribue largement à cette implication du lecteur dans des situations qui relèvent pourtant encore de l’anticipation… mais il ne faudrait pas sous estimer le travail « littéraire » effectué ici : la manière dont l’auteur contourne par exemple la « genrification » inhérente à la langue française lorsqu’il se met à la place de Dyna Rogne traduit bien le soin apporté à la construction d’un livre « fusionnel ».
Ce qui ne veut pas dire que La Transparence selon Irina, qui est seulement le deuxième livre de l’auteur après un essai sur le musicien culte Howard Devoto, soit déjà parfait : comme on l’a dit, la partie thriller n’est pas la meilleure, la révélation finale ne surprenant probablement que des lecteurs néophytes, tandis que certains aspects « prospectifs » auraient pu être plus solides. On a en effet un peu du mal à imaginer que le flot d’ordures que l’on voit aujourd’hui se déverser sur les réseaux sociaux puisse se transformer réellement en débat d’idées aussi civilisé par la seule grâce de l’identification des intervenants… Et on aurait sans doute aimé que Fogel creuse un peu plus les questions environnementales et migratoires qui sont assez expédiées… même s’il est clair qu’elles ne sont pas au cœur du projet.
Reste que La Transparence selon Irina est l’une des lectures les plus stimulantes, perturbantes même, du moment, et qu’il est extraordinairement rassurant de voir des jeunes auteurs s’émanciper aussi franchement des codes de la littérature « dominante », que cela soit ceux du polar standard comme ceux de la littérature française « noble », la plupart du temps incapable de voir plus loin que son nombril. Quant à l’amour de Fogel pour le Post Punk (de Magazine à Preoccupations), il ne peut que nous rendre l’auteur plus sympathique. On se voit IRL au Point Éphémère un de ces soirs, Benjamin ?
Eric Debarnot