L’australien Paddy Mann, à la tête de Grand Salvo, continue de sortir des disques qui ressemblent en tout point à des chefs-d’oeuvre et cela dans une quasi indifférence. Et si nous tentions de réparer cette injustice avec ce Sea Glass somptueux comme nous en avons pris la fâcheuse habitude avec le monsieur.
Je ne sais pas vous mais moi, j’ai beau vieillir, je ne parviens toujours pas à accepter l’injustice et l’ignorance qui ne sont jamais bien loin. Pourtant, on dit qu’avec l’âge, on s’assagit, que l’on prend de la distance face aux petits travers de l’existence, ces parasites qui viennent torturer de manière doucereuse nos nerfs plus vraiment à vif. Ce manque de courtoisie au milieu des embouteillages, la main crispée et suante sur le volant, l’autoradio qui vomit son énième romance sirupeuse et dégoulinante comme un sirop trop épais. Ce n’est ni mauvais ni bon, cela n’a aucune saveur… On regarde la route qui n’avance pas, les yeux dans le vague, le repas de ce soir en tête, le programme télé paresseux de la soirée à venir… Machinalement, on tourne le bouton de l’autoradio ; on passe les ondes inquiétantes des Infos, rien de bien neuf sous la grisaille… Rien n’accroche vraiment l’oreille fatiguée… Lentement la pensée dérive.
Que de choses navrantes que l’on nous propose à la chaîne, simples objets consommables éphémères pour autant d’œuvres indispensables, essentielles qui passent totalement inaperçues ! Tout le monde ne peut écouter et apprécier Ron Sexsmith me direz-vous et vous aurez tort. Car bien des disques fondamentaux ont en plus pour eux l’élégance de ne jamais se fourvoyer dans la complexité ou un élitisme forcené. Sea Glass, le septième disque de l’australien Paddy Mann alias Grand Salvo est une merveille sortie en novembre 2018 et passé largement inaperçu ici et ailleurs. Pourtant, à l’écoute de l’album, rien ne justifie une pareille indifférence, bien au contraire. Paddy Mann manie cet art consommé de l’arrangement délicat et inventif à la manière des Magnetic North d’Erland Cooper ou des Prefab Sprout de Paddy Mac Aloon. Dans un registre diamétralement différent, l’australien construit des ossatures dénouées qui doivent autant au Folk des années 70 qu’à une Pop lumineuse. On pourra le rapprocher de Ned Collette et de son Old Chestnutt pour cette même volonté à vouloir installer une dramaturgie mouvante dans la durée et dans des longues séquences changeantes.
Sea Glass cumule les merveilles (In The Water, All Those Stars, Field Of Flowers) sans jamais accepter trop de facilité, les mélodies conjuguent ruptures, changement de ton et climat. On entendra ici un Folk flower power qui se brisera bientôt dans une balade sibylline. Mais ce qui ressort assurément de la musique de Paddy Mann c’est cet évident tropisme pour les arrangements hérités d’une culture classique. Ce ne sera pas seulement la thématique de l’océan qui enveloppe tout le disque qui nous renverra au compositeur anglais Edward Elgar et ses Sea Pictures (1899) mais assurément cette belle illustration sonore d’un paysage houleux.
Au niveau instrumental, Paddy Mann s’emploie à étayer un univers sophistiqué mais immédiat L’usage d’instruments comme le Kanonaki (une cithare du monde arabe), une Kora et un Koto n’est pas là pour donner une touche d’exotisme mais bel et bien pour traduire un ailleurs possible. Sea Glass n’est pas seulement une évocation maritime mais avant tout une lente dérive à l’intérieur de soi. Paddy Mann pioche aussi bien dans une certaine évidence pop avec en particulier l’emploi de voix féminines (celles de Laura Jean, Lisa Salvo, Hannah Cameron ou Michelle Surowiec) comme il peut dériver vers des formes plus abstraites (The Black Coast). Sans doute l’australien aura-t-il retenu quelques leçons de sa collaboration avec le pianiste Nils Frahm le temps de Slay Me In My Sleep (2012).
Si nous pouvions revenir quelques mois en arrière, au moment de nos choix pour le haut du classement des albums de l’année 2018, assurément Sea Glass aurait une place de prestige sur le podium de tête mais sans doute Paddy Mann n’a que faire des classements à la vie éphémère, il ne travaille ni pour la gloire ni pour l’instant présent mais pour l’auditeur qui dans cinquante ans sera émerveillé par ces notes d’un temps passé et révolu.
Bien plus qu’à notre action consommatrice, la musique de Grand Salvo fait appel tout autant à notre intelligence qu’à notre sensibilité. Une injustice n’est donc jamais plus criante que quand elle est silencieuse. Sea Glass est déjà le septième disque d’un auteur immense mais nulle reconnaissance à l’horizon pour lui. Nous sommes une ridicule poignée à connaître ce secret trop bien gardé, celle d’un artiste qui a la recette d’une beauté sans cesse renouvelée. A vous maintenant de réparer cette faute, chanceux que vous êtes de rentrer dans l’univers superbe de Paddy Mann et Grand Salvo !
Greg Bod
Grand Salvo – Sea Glass
Sortie le 16 novembre 2018
Label : Mistletone