En Novembre 1977, Jacques Brel rentre de son exil Polynésien pour enregistrer son ultime album entre deux crachats cancéreux, entre deux chimio assassines. Le poète Belge vient livrer avec Les Marquises, son chant du cygne d’une noirceur spectrale. Le grand Jacques crache son testament dans un grand rire jaune et enterre avec lui toutes les utopies d’un XX ème siècle agonisant. Brel va mourir. Brel le sait. Et il nous invite à le suivre.
Il est parti.
Parti loin, balader son cancer sur les eaux turquoises du paradis Pacifique.
Il a fui.
Fui son nom trop encombrant, trop lourd pour ses frêles épaules.
Il s’est échappé sur un voilier, tentant de semer ses poumons mourants dans une course folle autour du monde et s’est échoué, à bout de souffle, sur un caillou perdu au milieu du bleu.
Les Marquises !
Un bouquet de fleurs planté dans l’océan.
Un bout de terre verte balayé par les vents, tombé de la poche de Dieu de l’autre côté de la terre comme des clés dans un caniveau. Un trésor venimeux oublié des hommes.
Brel décide de se perdre dans l’immensité, de jouer à cache-cache avec lui-même et de ne plus se trouver.
C’est amaigri, épuisé, qu’il fait naufrage aux Marquises, comme ces vagues gigantesques et tonitruantes qui traversent les océans et viennent mourir tout doucement sur ces plages de sable blanc.
Malgré l’exil, malgré ce crabe qui le bouffe de l’intérieur, malgré cette fuite en avant et cette misanthropie folle de moribond, le grand Jacques ne veut pas partir comme ça, sans un dernier au revoir. Il n’a pas encore tout dit. Il veut écrire sa lettre d’adieu.
C’est donc dans l’urgence qu’il débarque à Paris.
Planqué dans un hôtel place de l’étoile, évitant les paparazzis venus se repaître de sa silhouette émaciée comme une meute de chacals suivant de loin un animal blessé, le Divin Belge traîne la patte, semant derrière lui les derniers bouts de ses poumons gangrenés sur le pavé.
Brel arrive en studio au mois de Septembre 1977.
Un roseau !
Ce roseau qui plie mais ne rompt pas. Un roseau toujours à deux doigts de faire mentir l’adage, c’est ce roseau, sec et cassant, que voient entrer l’orchestre et les ingés’ sons dans les studios Barclay.
Brel enregistre en une seule prise, en direct, avec un orchestre collé à ses lèvres pour ne rien manquer.
L’enregistrement est terminé. Douze titres joués une seule fois et collés sur bande en l’espace de quelques jours, à la vitesse de l’éclair.
Le poète chevalin nous traîne par les cheveux au bord du gouffre, de son gouffre.
Il nous invite à son dernier repas et nous place, à table, entre ses nouvelles meilleures amies: La peur, la douleur et la grande faucheuse.
Il nous offre ses derniers jours en pâture. On plonge avec lui dans les abysses sans fond d’une mort annoncée, ces eaux noires, épaisses, qui nous entourent et nous tirent vers le fond.
Dans cette descente sans oxygène dans les profondeurs de l’esprit humain, cet esprit humain face à la peur, la vraie, celle de la mort, l’on croise en ombres furtives les obsessions du poète Flamand.
Ces obsessions décuplées avec l’approche de la mort, cette certitude de l’adieu.
Les femmes, l’amour, l’amitié, tous ces thèmes rabâchés par Brel au long de sa carrière prennent une résonance plus grave, plus désespérée.
C’en est terminé des chopes de bière qui s’entrechoquent entre amis dans quelques troquets enfumés, place à la solitude iodée d’un lopin de terre paumé dans le grand nulle part.
Fini les amourettes, le corps chaud des petites Parisiennes qui s’offraient aux grands bras maigres du poète, place au désenchantement amoureux, à la monogamie forcenée.
La nuit se fait doucement sur l’âme du Flamant.
Les textes se font plus violents, plus agressifs.
Les mots sont hantés, la mélancolie des orchestrations te serre la gorge jusqu’à l’étouffement.
La faucheuse posée sur la faible épaule du poète semble lui souffler quelques rimes d’outre-tombe.
C’est le chant du cygne d’un des plus grands poètes de langue Française de ce putain de XXe siècle ; l’adieu déchirant d’un homme libre qui vécut comme il exerça son art, sans aucunes concessions.
On termine le disque, on éteint sa chaîne et l’on range précieusement la galette dans son boîtier.
Ce boitier d’un bleu doux et apaisant, ces nuages sur lesquels est écrit Brel en transparence.
Ce ciel comme symbole d’éternité, comme le symbole d’une espérance renouvelée, après avoir goûté durant presque cinquante minutes le nectar noir du désespoir le plus sombre.
Brel meurt le 9 octobre 1978…Pour l’éternité. Mais l’éternité peut bien attendre.
Renaud ZBN
https://youtu.be/LAEsyacHfqA