Game of Thrones, la série phénomène de cette décennie tire bientôt sa révérence. Entre des fans complètement hystériques, sous le charme de l’épopée fantastico-médiévale, et ceux qui regardent de loin avec mépris ou incompréhension ce succès improbable, voici une petite réflexion presque objective sur ce que l’on pourra retenir (ou pas) de ce jeu de trônes à la fois jouissif et bancal.
(garanti sans spoil)
Voilà. Plus que quelques jours pour savoir qui sera assis sur le trône de fer, et qui deviendra la reine ou le roi légitime du royaume des Sept Couronnes, LA chose que tout le monde attend depuis maintenant huit années. Presque une décennie qui a vu une production HBO arrivée presque confidentiellement sur la télévision américaine devenir un phénomène sériel incroyable : la série la plus regardée, téléchargée, commentée, spoilée… Game Of Thrones se voit qualifiée de tous les superlatifs actuels dans la pop culture et le média de masse, de ces événements capables d’unir dans une même ferveur des admirateurs de tous horizons, que l’essor des réseaux sociaux et un monde ultra-connecté ont permis de rassembler aisément autour d’un culte commun.
Avant d’amorcer toute réflexion sur le pourquoi du comment, disons-le tout net : je ne suis pas fan de la série, que je suis avec certes de l’intérêt (sinon j’aurais stoppé depuis belle lurette) mais aussi un peu de recul je l’espère, pour tenter de rester le plus objectif possible – même si cela reste un peu vain.
Car l’une des forces principales de GOT, il faut bien l’avouer, reste sa propension à maintenir une tension et des dénouements inédits, souvent inattendus et parfois WTF. C’est même ce qui a fait sa marque de fabrique puissante, et lui permet d’équilibrer les nombreuses faiblesses évidentes du show sur petit écran. La première saison est marquante à cet effet : posant les bases d’une histoire très compliquée, mêlant lutte guerrière de pouvoirs dans des contrées gouvernées par de nombreuses familles, on découvre pléthore de personnages au patrimoine alambiqué, rappelant les dynasties embrouillées de sagas comme le Seigneur des anneaux. La faute à George R.R. Martin, l’auteur à l’origine des épais romans fantasy, geek surdoué qui a trouvé le mélange parfait entre l’épopée à tendance médiévale et un écho contemporain aux excès de violence, de sexe, d’héroïsme et de noirceur humaine qui font loi dans notre société contemporaine. Une fresque intemporelle finalement, mais qui, au dénouement d’une saison lourde dans sa mise en place et dans la peinture des relations qui se nouent et des évolutions de l’intrigue, termine par un coup de théâtre, prémisse à de nombreux cliffhangers de ce style sur toute la série : des personnages meurent, inattendus, souvent des « gentils », ceux que l’on sent devenir des héros et que l’on va aimer et suivre le long des saisons. Et ça marche. Le spectateur devient donc témoin passif d’intrigues qu’il n’attendait pas, des revirements de situations non espérés, et au final, un plaisir un peu pervers de voir le bon côté crever de manière sanguinolente face au Mal, impérial et injuste. Et de suivre avec délectation des personnages qu’on adore détester.
De fait, la série gagnera en notoriété sur ce schéma, basique mais novateur : regarde, ami sériel, car tu ne sais pas ce qui va t’attendre. Et au diable les longueurs, les épisodes lents et presque inutiles, les moments où il ne se passe rien, l’interprétation parfois limite ou les mises en scène très aléatoires. La qualité de la série devient surfaite, tout le monde veut juste savoir ce qu’il va advenir de ces personnages posés là comme un échiquier de hasard, sans savoir qui du fou ou du roi va faire tomber l’autre dans ce jeu de massacre sanglant ou quasi pornographique.
Le sang, le cul, l’horreur d’une scène ou la cruauté de décisions ou d’actes de chacun : tous ces éléments forcément porteurs d’intérêt , et inhérents au squelette de GOT, feront le sel (à défaut du goût) des huit saisons que comptent l’intégrale qui s’achève. Et pourtant, au fur et à mesure, tout cela s’émousse : George R.R. Martin n’a pas fini sa saga alors que la sixième saison était en préparation, il n’est plus le maître de l’écriture, juste une aide au scénario. Cela se sentira désormais : l’épopée bat de l’aile, les incohérences s’installent, moins de sexe, moins d’affrontements, moins de coups de Trafalgar : la série semble s’enliser dans son aura de série dantesque, ne devenant plus qu’une truc déjà culte et qui se contente de ses acquis. Au sein même des saisons, on oscille entre épisodes de vraie bravoure (les « Noces Pourpres » à la fin de la saison 3, baroque et rouge sang qui rappelle La reine Margot de Chéreau ; ou « la bataille des bâtards » vers la fin de la saison 6, saisissant épisode furibard et tendu comme le Braveheart de Mel Gibson) et moments d’ennui ou de désintérêt (presque tout le reste…). Comme si on ne parlait de rien pour mieux se concentrer sur des moments fameux, inoubliables, dignes des plus grandes scènes de cinéma.
Pour le spectateur aussi, on glisse progressivement vers autre chose : la série n’est plus un succès télévisuel à suivre et aimer/détester, mais un support médiatique de commentaires, d’avis, de spoilers, d’analyses. Le mec lambda devant sa TV est devenu un « expert » amateur actif, membre de réseaux sociaux et de groupes/forums sur la Toile. Le monde connecté devient #GOT. Et finalement, le plaisir de dévoiler, de s’indigner, de débattre entre potes ou membres de réseaux a pris le pas sur le simple plaisir de visionner la série. Peut-être parce qu’il n’y a plus vraiment de plaisir… Si j’osais la métaphore, le rapport que l’on a pu entretenir avec Game of Thrones montre quelques similitudes avec le rapport que certains ont au sexe : après le plaisir de la découverte, de la consommation, de l’ivresse, on passe à de l’amour, celui dont on n’a plus rien à prouver, mais qui devient autre chose de cérébral, d’imaginé (comme du porno) et qui se passerait du simple acte (sexuel comme de spectateur). Car, au fond, il ne ressent plus vraiment le besoin.
Et du coup, l’enjeu de GOT est autre : devenir une icône télévisuelle, faire partie de la mythologie de la série TV comme le fut le premier feuilleton à épisodes cliffhangers (Twin Peaks), la première analyse totale des tréfonds de l’âme humaine (Six Feet Under), le premier storytelling opératique (The Sopranos). Elle le sera certainement, ne serait-ce que par sa capacité – à l’heure de Netflix et de son binge-watching névrosé de séries proposées en un seul bloc – à réunir autant de monde chaque semaine. Une grande messe qu’il faut absolument voir le premier, au risque de connaître par ses amis traîtres tous les rebondissements avant d’avoir vu un nouvel épisode. Elle marque aussi, finalement, au détriment parfois d’une vraie réussite audiovisuelle, un âge d’or de la série à rebondissements qui maintenait pendant une semaine au moins un semblant de suspense, de suppositions, et donc de débats, de discussions, d’échanges. Une vraie série populaire au sens noble du terme, qui rassemble et fait parler d’elle.
Dès lors, on se fout un peu de savoir qui sera le grand gagnant à la tête du royaume des 7 couronnes… Sansa ? Jon ? Arya ? Personne ? Celle qui a gagné, c’est la série Game of Thrones. Qu’importe ce qu’elle vaut vraiment, elle aura réussi l’enjeu majeur de notre société de consommation et d’information : asseoir sa réputation, faire parler d’elle, être au-delà d’une simple série : pas indétrônable, certes, mais iconique.
Jean-François Lahorgue
Game Of Thrones (le Trône de Fer), série américaine créée par David Benioff et D.B. Weiss
Avec Kit Harington, Emilia Clarke, Peter Dinklage
Huit saisons (de six à dix épisodes, 45-90 mn)
Diffusion : HBO et OCS (2011-2019)