John Le Carré n’a jamais été ni tendre ni complaisant envers les services secrets britanniques dont il a brièvement fait partie. L’Héritage des Espions, formidable « mindfuck », pourrait bien être le dernier clou dans le cercueil d’une époque révolue. Et presque oubliée…
L’héritage des Espions, le dernier John Le Carré en date, est un livre tout simplement incroyable, l’un des sommets tardifs d’une oeuvre qui en compte pourtant déjà un bon nombre. Pourtant, il est probablement inabordable pour qui n’aurait pas lu la Trilogie de Karla (et en particulier La Taupe) et surtout le classique des classiques qu’est l’Espion qui venait du Froid. Car ce que fait Le Carré ici, c’est un truc insensé, quelque chose que je ne pense pas avoir jamais vu faire aucun écrivain avant lui, c’est créer une nouvelle fiction dans les interstices – pourtant fort exigus – laissés dans ses romans précédents. C’est donc à la fois une nouvelle intrigue diabolique (… et de ça, on a l’habitude…), que Le Carré relie magistralement à celles que nous connaissons déjà : elle nous offre un nouvel éclairage, apporté par un personnage ambigu (mais ne le sont-ils pas tous chez Le Carré ?) qui a participé, de près ou de loin, aux événements qui ont été au cœur de L’Espion… et La Taupe. Ce qui fait que, en refermant l’Héritage des Espions, nous bénéficions – mais est-ce le bon terme ? – d’une vue complète sur la totalité des jeux d’espions dont il nous a régalés.
Et le résultat est évidemment terrible, voire profondément déprimant, dans le registre inévitable du « tout ça pour ça ? » : toutes ces victimes, toutes ces horreurs, toutes ces vilenies, toutes ces trahisons, pour un jeu à la fois tellement crucial et pourtant tellement dérisoire, dont nul ne sortira vainqueur et que tout le monde, 50 ans plus tard, a bel et bien oublié. Oui, les espions, ces héros de la démocratie – ou du communisme – ne sont que de sombres criminels, des psychopathes, des pervers, et notre époque, si prompte à juger pour se donner bonne conscience, ne peut que les condamner. Et / ou les oublier. Entre temps, toutes les valeurs auxquelles ces femmes et ces hommes ont cru, ont été laminées, ridiculisées, jusqu’à ce qu’il ne subsiste de ce monde disparu que le sentiment cruel d’inanité… Et le souvenir de l’Amour, si brièvement entrevu, si peu vécu. Ce souvenir que l’on arrivera quand même à garder quand la vieillesse sera là, et, avec un peu de chance, quand la mort sonnera à la porte. Car le souvenir de l’Amour, même sacrifié à « la Cause », « la Patrie », et toutes ces choses-là, vaut quand même mieux que celui des saloperies que nos pères auront commises. Que nous aurons nous-même commises.
L’héritage des Espions est certes un livre difficile, non seulement par ce qu’il exige de notre mémoire, mais aussi de par sa structure mêlant deux temporalités et assemblant des rapports administratifs tantôt véridiques, tantôt falsifiés, et des souvenirs que le temps a forcément embellis ou brouillés. C’est néanmoins un livre superbe, bouleversant, un mélange rare d’émotion et d’intelligence, qui témoigne une fois encore du grand talent de Le Carré…
PS : … Le Carré qui passe dans les dernières pages, via son extraordinaire personnage de George Smiley prenant la parole pour la dernière fois sans doute, un message sans ambiguïté à son pays en plein Brexit : l’Angleterre ne compte pas, c’est l’Europe qui a toujours valu la peine que l’on se batte pour elle. Shocking ? Non, formidablement honorable.
Eric Debarnot
L’héritage des Espions
Thriller de John Le Carré
Editeur : Points
360 pages – 7,80 €
Date de parution en format poche : 4 avril 2019