La « crise zombie » dont nous nous délectons à longueur de films et de séries TV ne nous dit-elle pas quelque chose d’essentiel sur les crises bien réelles de notre environnement. Manouk Borzakian propose dans son essai Géographie Zombie, une lecture stimulante de l’évolution de notre rapport au territoire.
Vous êtes-vous demandé pourquoi nous assistons depuis deux décennies à une prolifération de zombies (ou de morts-vivants, comme on disait autrefois), pas encore dans nos rues (même si…), mais au moins sur nos écrans ? Et surtout qu’est-ce que cette fascination quasi universelle pour la réapparition des morts pouvait dire sur notre société, aussi bien que sur nous-mêmes ? Que les réponses à ces deux questions soient « oui » ou « non », la bonne nouvelle est que Manouk Borzakian, géographe et passionné de cinéma, s’est penché sur le sujet, et en a tiré un ouvrage aussi bref – guère plus de 100 pages qui se dévorent avec le même appétit que celui d’un « Walking Dead » plantant ses dents pourries dans la tripaille sanguinolente d’une ménagère de plus 40 ans – que stimulant.
Car, si le moindre cinéphile un peu averti sait depuis le Zombie de Romero que cette horde littéralement décérébrée envahissant la ville abandonnée et ses centres commerciaux était une métaphore transparente des méfaits du capitalisme – métaphore reprise plus ou moins telle quelle par Jarmusch dans son The Dead Don’t Die -, le propos, conscient ou (à demi-) inconscient des scénaristes et réalisateurs de « films ou de séries TV de zombies », s’est notablement complexifié depuis les intuitions géniales de Romero. Le fait par exemple que le centre d’intérêt de The Walking Dead ne soit pas le zombie, mais bien plus l’individu ordinaire essayant de survivre face à l’apocalypse grise, prouve que se jouent / rejouent bien devant nous des enjeux sociétaux et politiques majeurs, dont nous devons être conscients pour mieux comprendre, voire mieux apprécier, les messages qui nous sont ainsi distillés.
L’originalité de Géographie Zombie, c’est d’approcher son sujet justement sous l’angle de notre rapport en pleine mutation avec le territoire, et de considérer notre relation avec « l’autre » – et avec nous-même – comme la résultante de cette perception changeante de notre contrôle de ce territoire où nous devons vivre. Du mur de Trump visant à empêcher l’invasion des migrants latinos à notre nostalgie d’une ville qui était encore un lieu de convivialité, en passant par nos réflexes racistes et de notre peur vis à vis « d’étrangers » vus comme une masse informe incapable de s’adapter à notre propre culture et mode de vie, ainsi que par les logiques d’enfermement qui se multiplient dans les sociétés « riches » souhaitant de plus en plus vivre « protégés » de la pauvreté, bon nombre de phénomènes actuels, qui se traduisent déjà dans des choix politiques extrêmes ou dans une violence croissante dans nos rapports quotidiens, peuvent être décryptés dans ces histoires de survie incertaine et de conflits sans merci qui caractérisent les fictions zombies.
On a envie de dire qu’il est presque du devoir de chaque cinéphile / sériephile de lire Géographie Zombie pour ne pas être trop naïvement victime de l’endoctrinement idéologique derrière le blockbuster hollywoodien qui caresse dans le sens du poil les plus bas instincts de la société américaine sur-armée, mais il est encore plus captivant de mieux comprendre par exemple comment notre angoisse croissante devant un effondrement possible de l’état de droit, structuré et protecteur, peut se traduire dans des fictions post-apocalyptiques agissant à la foi comme soupape et comme expression de déni.
Oui, lisez ce court essai, et vous ne regarderez plus vos chers films de zombies de la même façon. Qui sait, vous pourriez même devenir un « zombie lover », l’un de ces fous qui croient en les mécanismes positifs du changement, et préfèrent accueillir demain les bras ouverts plutôt qu’un fusil à pompe à la main.
Eric Debarnot
Géographie Zombie – Les ruines du Capitalisme
Essai français de Manouk Borzakian
Editions Playlist Society
120 pages – 14 Euros
Parution : 14 mai 2019