Le neuvième album de l’impeccable Neil Hannon le voit se lancer formellement dans des aventures improbables afin d’illustrer de manière « contemporaine » sa préoccupation vis-à-vis de l’état de la société. Le tout avec, comme toujours, d’excellentes chansons.
Depuis ses remarquables débuts en 1993 avec Liberation, The Divine Comedy de Neil Hannon n’a finalement que peu évolué : un peu plus ambitieusement symphonique sur un album, un peu plus traditionnellement rock sur un autre, un plus finement pop sur un troisième, voilà une affaire qui roulait, pour le plus grand plaisir d’un public de fans – au nombre certes limité – enamourés et pleinement satisfaits à chaque fois de l’incroyable talent mélodique de notre orfèvre pop, ainsi que de ses impayables fantaisies : son dernier album, Foreverland, en 2016, constituait une véritable apogée, baroque mais revigorante, de son style, quasiment un couronnement de sa carrière, sans même parler du costume d’Empereur Napoléon que Neil revêtait lors d’une mémorable tournée conjuguant parfaitement drôlerie et émotion…
Et voilà que tout cela est – pour la première fois en plus de 25 ans – remis assez radicalement en question par Office Politics, le nouveau, et double, et « concept »… album de The Divine Comedy. Déjà préoccupé par l’état de l’Angleterre et de la Grande Bretagne, comme il l’avait exprimé dans plusieurs chansons récentes sur le système bancaire ou le manque croissant de cœur dans la société, Neil a visiblement voulu aujourd’hui de nous offrir un album plus franchement « engagé », partageant un point de vue parfois très noir (Dark Days are Here Again au titre explicite) – même si heureusement toujours teinté de son inimitable humour – sur l’état de notre Planète, sur la situation politique et sur la régression sauvage des rapports humains dans l’atmosphère délétère et de confusion générale qui règne : si l’une des toutes premières phrases de la première chanson (Queuejumper) pointe l’incivilité et l’arrogance croissante des « premiers de cordée » Outre-Manche (« I jump the queue / because I am smarter than you ! », tout est dit !), on dirait que tout va de mal en pis dans une réalité de plus en plus brutale, que le romantisme nostalgique que Neil célébrait jusque-là, non sans légèreté, n’arrive plus à illuminer.
Mais c’est formellement que l’album surprend le plus, tant Neil s’engage franchement dans de nouveaux territoires (pour lui) : dès le premier morceau, les synthétiseurs s’invitent dans la danse, la voix au phrasé quasi hip hop (enfin, entendons-nous bien, pour Neil Hannon !) est soumise aux traitements électroniques à la mode, les rythmes sont systématiquement dansants : on n’a tout simplement jamais entendu The Divine Comedy comme ça, en groupe « séculier » assumant pleinement le risque de la trivialité. Neil cherche-t-il ce succès commercial qui lui a toujours été refusé malgré son immense talent, ou bien – hypothèse quand même plus probable et certainement plus réconfortante, a-t-il décidé que son « message », pour être entendu du plus grand nombre, devait revêtir la forme de la musique contemporaine la plus commerciale ? Le monde brûle, l’élégance et la subtilité ne sont plus de mise ! On y va donc franchement avec des riffs électroniques parfois lourdingues (Infernal Machines), avec des choristes soul pour souligner l’émotion à gros traits (The Life and Soul of the Party), avec du swing bas de gamme même (You’ll never work in this town again) ! Certains titres comme The Synthesiser Service Centre Super Summer Sale frôlent l’expérimental bizarroïde et contribuent au sentiment d’aliénation que peut ressentir le fan devant un tel OVNI. Un peu de fantaisie absurde se glisse néanmoins dans ce panorama surprenant, lorsque Neil nous offre une délicieuse publicité – « à la Sparks », oserons-nous prétendre – pour Philip and Steve’s Furniture Removal Company !
Il faudra attendre la toute dernière partie de l’album, par exemple avec I’m a Stranger Here, voire sa – superbe – conclusion When the Working Day is Done, pour retrouver – enfin… ! et avec un peu de soulagement, il faut bien l’admettre ! – ce style inimitable, entre emphase ironique et débordements de passion, qui nous ont fait tant aimer Neil Hannon.
Bref ce nouvel album risque de désarçonner, voire de fâcher certains aficionados, mais, grâce à l’excellence coutumière de ses mélodies comme de ses textes, même si tout cela est un peu dissimulé derrière une forme inhabituelle, Office Politics ira s’inscrire sans trop de problèmes dans la continuation d’une histoire magnifique – et singulière – que l’on ne demande qu’à suivre plus loin encore. Le monde va mal, mais The Divine Comedy va toujours bien, merci.
Eric Debarnot