Comment mieux respecter le sacrifice de milliers de jeunes chinois massacrés par le Parti en 1989 que d’essayer de comprendre ce qui s’est réellement passé sur la Place Tiananmen, au de là de nos idées reçues simplificatrices ? C’est la chance que nous offre le livre de Lun Zhang, l’un des quelques leaders du mouvement ayant survécu.
Nous venons de célébrer – même si le mot ne s’applique vraiment pas à notre nécessaire devoir de mémoire vis à vis de milliers d’étudiants massacrés par la clique criminelle de Deng Xiao Ping – les 30 ans d’anniversaire de la fin de l’occupation démocratique de la Place Tiananmen. Pourtant, nous, en Occident, nous ne savons rien, nous ne comprenons rien de ce qui s’est passé d’avril à juin 1989 sur cette place de Pékin, qui est devenue une sorte de symbole vaguement abstrait de cette démocratie idéale qui n’a toujours pas pu voir le jour en Chine. Lire le livre – en format BD – écrit par Lun Zhang, l’un des leaders du mouvement étudiant de l’époque, réfugié en France après avoir réussi à échapper à la traque de toutes les têtes pensantes par le régime communiste, est donc sans doute plus que nécessaire : indispensable, afin d’honorer correctement la mémoire de ces victimes innombrables – et de fait « innombrées » puisque la Chine a, dans la sinistre tradition des dictatures communistes, fait disparaître non seulement les corps, mais également les identités de ceux que l’armée a mitraillés et écrasés avec ses chars.
Ce que l’on découvre en dévorant la centaine de pages de Tiananmen 1989 – Nos espoirs brisés, un récit posé et objectif que l’on a tendance à « croire sur parole » tant il semble construit sur une volonté de rester fidèle aux événements sans extrapoler d’aucune manière par rapport à ce que Lun Zhang a vu, entendu et vécu de première main, c’est que ce mouvement de « révolte » pacifique ne ressemble que très peu aux révolutions telles que nous les comprenons en Occident. Soucieux avant tout d’encourager les réformes politiques initiées par le Parti, ces étudiants n’ont jamais voulu challenger d’aucune manière l’ordre établi, mais seulement envoyer un message de soutien aux réformateurs au sein du gouvernement ! Conscients de l’impossibilité, face à l’irréductible brutalité du Parti, de faire vaciller les dogmes établis depuis l’époque de Mao, les étudiants ont choisi le dialogue, l’intelligence, l’ouverture : ce choix, peu compris hors de la Chine, leur a rallié un immense soutien populaire, et c’est paradoxalement cet « amour » pour leur jeunesse exprimé par la peuple chinois qui a terrifié le vieux leader qui comprenait la nécessité de libéraliser l’économie chinoise, mais n’a jamais conçu qu’il faudrait un jour aussi « libérer » les chinois du joug de la dictature communiste. A partir de là, l’issue était inévitable, non seulement la démocratie n’adviendrait pas, mais la terreur devait régner à nouveau.
Tiananmen 1989 est donc un livre important pour comprendre ce qui s’est joué, car, bien entendu, trente ans plus tard, rien n’a changé, la Chine en est exactement au même point, en pire : l’économie a explosé, avec les effets globaux cataclysmiques que l’on sait – sur l’équilibre planétaire, écologique, économique et politique -, et la démocratie semble avoir encore reculé. Un nouveau Tiananmen n’est pas seulement possible, il est à peu près certain à plus ou moins brève échéance. Il est également bien possible que la prochaine révolte soit beaucoup moins pacifique, et que le reste du monde ne soit pas dans ce cas cantonné dans un rôle de simple observateur critique.
La lecture de Tiananmen 1989 est passionnante, avec une mise en image par Ameziane sobre, efficace, soutenant parfaitement le récit, et une très belle utilisation des couleurs, sombres, crépusculaires, en accord avec l’esprit de ce superbe travail de mémoire, de retour en arrière vers l’un des événements cruciaux de cette fin de XXème siècle qui en connut pourtant beaucoup avec l’effondrement du bloc soviétique (Oui, il nous fut facile d’oublier les étudiants martyrs de Pékin alors que nous nous réjouissions de la joie de nos voisins allemands à la chute du mur de Berlin !). Si l’on ressent néanmoins une petite frustration, c’est que l’humain a finalement trop peu de place ici, et que l’identification à quelques uns des multiples personnages de cette fresque historique est rendue impossible par le choix – intellectuellement irréprochable, mais narrativement discutable – de coller complètement au flux des événements. On est certes régulièrement bouleversés par la cruauté de l’Histoire, on aurait peut-être été plus profondément touchés si les auteurs nous avaient permis de vivre ce drame absolu « avec » ceux qui en furent les héros et les victimes.
La rigueur intellectuelle et historique du travail de Lun Zhang, aidé par Adrien Gombeaud au scénario, est la grande force de ce livre, mais en constitue aussi la seule petite faiblesse.
Eric Debarnot
Tiananmen 1989 – Nos Espoirs Brisés
Scénario : Lun Zhang et Adrien Gombeaud
Dessins : Ameziane
Éditeur : Seuil / Delcourt
112 pages – 17,95 €
Parution : 3 avril 2019
Tiananmen 1989 – Extrait :