Big Thief – U.F.O.F. entre solitude et amitiés du troisième type

La songwriter de Big Thief, Adrianne Lenker, se livre à fleur de peau, sans artifices, quasiment jusqu’au sang, pour nous offrir une douzaine de chansons aussi introspectives qu’inquiétantes.

Big Thief by Michael Buisha
© Michael Buisha

Le troisième album des américains s’intronise dans la lenteur : quelques notes de guitare égrainées et la voix d’Adrianne Lenker qui apparaît plus cérébrale que sur ses deux premiers albums, ou du moins plus fragile et brute, semblant accuser le coup d’une certaine usure ; avec des blessures qui apparaissent maintenant à fleur de peau, comme le tatouage indélébile que la vie aurait fait surgir sous le vernis séduisant des guitares de Capacity, un album pour le moins magnifique qui imposa le groupe de Brooklyn comme un des plus importants de cette fin de décennie.

Dans cet Objet Volant Non Identifié, mais ami, Adrianne Lenker nous invite à faire confiance à l’inconnu ; car c’est cette recherche et cette communication avec les esprits et les objets invisibles qui semble être le moteur de son écriture, avec une voix au bord de la rupture, se cherchant entre les différents âges de la vie ; parfois enfantine, comme dans l’évocation fantomatique de Jenni, parfois adolescente ou d’un coup d’une maturité saisissante avec un titre comme Betsy où la chanteuse évoque un New-York presque apaisant :  » Drive into New York with me / How she keeps me calm / Street lights, boys and poison palms « . Une voix brisée par des émotions que l’on sent affleurer, sans jamais se donner complètement, semblant fuir le lyrisme qui pourrait souterrainement poindre. La songwriter puise dans la solitude qui imprègne ses textes avec une poignante introspection mais tout semble définitivement perméable à l’autre, ou du moins l’autre en dehors de toute étrangeté. Dans l’univers de la chanteuse, l’étrange est ami ; en témoigne les anti-personnages qui parcourent les titres de l’album tout comme les visions ou les objets décrits ici avec une poésie à la proximité désarmante. Ainsi, la première face de l’album clôture avec le superbe Orange : « Orange is the color of my love / Fragile orange wind in the garden / Fragile means that I can hear her flesh / Crying little rivers in her forearm / Fragile is that I mourn her death / As our limbs are twisting in her bedroom ».

https://www.youtube.com/watch?v=R1CvjxgWgTU&list=PLCA2AIzaGZQRRaZSyzk6zS12k6tDNiY5O

Fidèles au producteur de leurs deux premiers albums, Andrew Sarlo, le groupe affine sa griffe et nous propose un troisième opus qui reste dans la continuité d’une veine sombre ; où la voix, encore plus fragile que sur Capacity, nous envenime petit à petit d’un sang trop épais pour circuler pleinement ; il y a comme un courant répétitif, parfois subtilement voilé de sonorités elles aussi étranges. Une musique qui cherche parfois une certaine déconstruction, ou du moins tente de dessiner dans l’ombre de nouvelles pistes pour le futur ; comme dans Strange où apparaît une souterraine bass drone sous les doigts de Max Oleartchik. Des sons et des mots qui n’ont pas peur non plus d’évoquer la mort ; qui feraient d’elle presque une amie ; pour peu qu’il soit possible de l’admirer avec une certaine distance : « See my death become a trail / And the trail leads to a flower /I will blossom in your sail / Every dream and waking hour« .

Une écriture qui n’a pas peur de la solitude ; qui en ferait même la compagne idéale pour aller à la rencontre de l’étrange, à la rencontre de cet ami non identifié qui, quelque part dans l’imaginaire, ou dans la réalité, saura bien se faire entre entendre, entrapercevoir, comme ce grand voleur de Big thief. Puisque à l’image de l’univers du groupe, le monde semble bien plus appartenir aux voleurs de feu qu’aux receleurs de cendres.

Dionys Décrevel

Big thief – U.F.O.F.
Sortie : 3 mai 2019
Label : 4AD