Avec son second album, Alaska, le clermontois Eryk.e signe 13 chansons précieuses, volontiers caractérielles à l’identité imprécise entre réalisme et onirisme, entre étape d’apprentissage et tentation de l’immobilité.
Quand un soignant rencontre un autre soignant, ils se reconnaissent sans « maux » dire, sans même un signe. Vous savez, un soignant c’est cet individu comme vous et comme moi, pas plus humain que les autres et pas plus faible dans ses défauts et ses jugements qu’autrui. Peut-être qu’à force de voir la douleur dans le regard des autres, la souffrance taiseuse qui ne crie pas son nom, peut-être, oui, peut-être quelque chose change dans celui qui reçoit tout cela sans rien demander ni rejeter. Eryk.e dont on avait découvert le travail à la faveur de Seize (2016), est médecin anesthésiste dans sa belle ville de Clermont-Ferrand. Cela peut vous sembler anecdotique mais à l’écoute d’Alaska, son second disque, ce n’est peut-être pas si anodin que cela tant se dégage de ces titres une sensualité paradoxalement asexuée, un toucher du corps dans l’envie de prendre soin de l’autre. De là à parler de baume pour le coeur à l’évocation de la musique d’Eryk.e, il n’y a qu’un pas que nous franchissons allègrement.
Délicieusement surannée, la musique d’Eryk.e est une musique d’humeurs, changeante et mouvante à l’envie. Sous la tutelle symbolique de William Sheller pour une certaine proximité vocale mais également dans un toucher de piano qui s’inspire tout autant d’une sicilienne de Bach que du Jazz, Eryk.e reprend son voyage là où il nous avait laissé en 2016 avec Seize, ce disque en partie concocté avec l’autre auvergnat, un certain Jean-Louis Murat. Dèja dans Seize, on percevait une forme d’ouverture aux autres, une soif de dérive, une envie de se dépayser. Plus monochrome dans ses structures, Alaska s’ouvre plus à quelque chose qui réunirait à la fois la chanson réaliste, le Jazz West Coast et des ombres latentes, comme une menace en suspension. La belle intelligence de ce disque, c’est de ne point trop trancher dans le vif, de laisser l’allusif prendre de l’espace, la suggestion s’affirmer sans bruit. Pour cela, le titre Alaska est sans aucun doute symptomatique de la volonté d’Eryk.e. Portés par une mélodie associant motifs mauresques et la mélancolie souriante de Georges Moustaki (injustement délaissé aujourd’hui), les mots de l’auteur perdent de leur sens et nous désorientent, nous font perdre notre chemin.
Puisque nous parlons de mots, il nous faut également parler de son travail de mise en musique des poèmes de Victor Hugo ou encore Paul Verlaine mais aussi Claude Legrand, Dany Rodriguez et Lionel Perret.
Quitte à paraître divinement incohérent, Alaska s’amuse avec les climats. Prenez par exemple Les Voyages Immobiles qui évoquent les dissonances radieuses d’un Michel Legrand avec Jacques Demy. Alaska aurait tout aussi bien pu être enregistré il y a 30 ans et on comprend bien vite qu’Eryk.e n’a que faire de l’air du temps, il préfère en anticiper la respiration vitale.
On entendra également dans la musique du clermontois une chanson réaliste qui se refuse à tout misérabilisme. Ça Rime A Rien et sa fièvre rappellent Vinicio Capossela. il y a assurément dans ces chansons-là cette clairvoyance fine que l’on retrouve chez Gianmaria Testa, dans les films de Fellini. La langue se fait latine, vivante et vibrante à la manière d’un Jean Guidoni. Mais chez Eryk.e, il ne faut jamais s’installer trop hâtivement dans le moelleux d’un confort qui s’avère toujours précaire. A l’écoute de Lomakitou, on se plait à imaginer une collaboration entre le monsieur et Laure Slabiak de Blaubird tant les deux univers semblent entrer en connivence, en proximité. L’un comme l’autre se refusent à toute forme de catalogage, Colloque Sentimental, par exemple, doit autant à la ferveur de la musique impressionniste qu’à certains titres de Christian Décamps d’Ange. Il faudra mentionner ici l’apport essentiel de la chanteuse Gaëlle Cotte.
Volontiers théâtrale, la voix d’Eryk.e interprète et suggère dans un disque à la sauvagerie discrète. Chez lui, il y a une tentation refoulée de classicisme, une propension à signer quelque chose qui sonne finalement plus comme des lieders que comme de simples chansons. Chacun des titres sur Alaska n’abritent pas seulement une émotion mais mille et cent, peut-être bien plus. Hésitant entre l’ombrageux et la douceur, Eryk.e nous déroute souvent pour mieux nous retrouver un peu plus loin, comme un jeu où il serait le chat et où nous serions d’improbables souris. Il suffit d’écouter le merveilleux Notre exercice difficile pour en prendre pleinement conscience.
Portées par la grâce, des chansons comme Nos Vies ou En Aparté se refusent à toute forme de posture sentencieuse. Elles sont avant tout une proposition, celle d’un lâcher-prise avec les certitudes, celle d’une caresse qui calme les faiblesses, celle d’un baume contre la douleur et la torpeur. Certaines musiques peuvent prendre soin de nous, c’est assurément le cas avec Alaska d’Eryk.e.
Greg Bod