Et si le secret le mieux gardé – mais de moins en moins – de la scène d’Atlanta, c’était Mattiel, sorte de sœur jumelle de Courtney Barnett, qui revisite et actualise magistralement les standards américains grâce à un chant combatif et puissant ?
D’abord il y a cette pochette, qui peut aisément figurer dans la liste des plus belles de l’année 2019 : une usine monstrueuse et presque jolie avec ces couleurs douces, devant laquelle on a du mal à distinguer Mattiel Brown en minuscule ouvrière-modèle. Et puis ce jeu de mot du titre (Satis Factory), tellement évident qu’on se demande comment on ne l’a pas fait avant. Car bien sûr, cette recherche si contemporaine de la « satisfaction » (I can’t get no… !), c’est l’argument industriel ultime de notre société qui conduit planète et humanité à leur perte. Quand on sait que la dite Mattiel a aussi un boulot de « créative », d’illustratrice dans l’une de ces agences trop, trop modernes qui contribuent largement à la perpétuation de ce modèle mortifère, on se dit qu’on va avoir droit à un disque de petite maline, un joli concept bien troussé, vite « liké » et vite oublié.
Mais quand on attaque Moment of Death, on est littéralement scotché par une VOIX, qui, sans effort apparent, conjugue la tradition country-plouc américaine sentant bon (ou pas…) les racines rock’n’roll éternelles avec le j’menfoutisme punk-slacker. Une voix qui ne correspond en rien au programme dessiné par la pochette, par le titre et par le CV de Mattiel Brown. Une voix qui passionne immédiatement (ou bien qui rebute définitivement, c’est aussi tout-à-fait compréhensible). Et on réalise que ce Satis Factory est parfaitement passionnant, et sacrément viscéral : ce n’est pas du tout un album typique de 2019 et de toute l’intelligence (artificielle ?) que tant de wanna be artistes déversent sur nous chaque jour. Comme chez Courtney Barnett, à laquelle on ne peut pas ne pas penser (… au point que la similitude entre le pétulant single Food for Thought et l’hymne de l’Australienne Pedestrian At Best gêne quand même aux entournures…), il s’agit de parler en toute franchise de cette saloperie d’existence qu’on mène, sans en faire un fromage, sans tomber dans l’apitoiement ni la dépression, et de débiter ces textes sur une gamme assez traditionnelle de musiques bien ancrées dans notre culture, voire notre inconscient. « Give me all your children / And I’ll show them how to congregate / All we need are mouths to feed / So pass around a dinner plate / Give me all your money / And I’ll open up the pearly gates / What’s food for thought / When all you’ve got is somethin’ to regurgitate? », voilà qui ne doit pas forcément bien passer dans la Georgie natale de Mattiel ? Mais, vous savez, je crois bien qu’elle s’en moque désormais. D’ailleurs elle a quitté son job à Atlanta pour se consacrer totalement à sa musique.
Il est vrai que les références ne manquent pas : ici des chœurs qui semblent tout droit sortis du Loaded du Velvet Underground, là une guitare garage qui renvoie à l’inévitable héritage rock californien, ou là encore un orgue Farfisa qui évoque les débuts « new wave » de Costello. Mais ce qui compte, c’est qu’il y a dans Satis Factory un trait d’union impeccable entre une tradition américaine musicale « quasi-bouseuse » et les fulgurances rhythm’n’blues ou soul des sixties, le tout parfaitement digéré et reconstruit par une jeune femme moderne qui n’a pas sa langue dans sa poche, et qui semble parfaitement à même de mener tous les combats qui importent de nos jours.
Aujourd’hui, cet album parfaitement construit en 35 minutes bien tassées, assemblage de brèves chansons disparates mais toutes parfaitement mémorables, est l’un de ceux qui nous donne le plus de plaisir. Le plaisir d’une voix nouvelle et singulière, mais aussi celui de savoir que le futur du Rock’n’Roll est désormais entre les mains sûres de filles déterminées et talentueuses comme Mattiel.
Eric Debarnot