Lassés par l’avalanche incessante de BDs en tous genres publiées chaque semaine, vous recherchez l’œuvre qui vous fera retrouver les mêmes émotions que lors de votre découverte de Victor Hugo, Alexandre Dumas ou même Eugène Sue ? Un destin de trouveur est le livre idéal, second tome d’une série qui dépasse d’ores et déjà de la tête et des épaules le reste de la production française de BD romanesque.
Pour qui ne connaîtrait pas encore les Contes de la Pieuvre, une œuvre qui s’annonce d’ores et déjà colossale et dont le premier tome, la Malédiction de Gustave Babel, avait déjà fait pas mal de bruit, il s’agit d’une fresque, aux dimensions quasi-hugoliennes, consacrée à une organisation criminelle contrôlant le Paris de la fin du XIXe siècle… mais située dans un univers uchronique où coexisteraient (difficilement) humains ordinaires et mutants de type X-Men « à la française ».
Débutant par un court mais poignant retour sur la Commune de Paris et sur le sacrifice de celles et ceux qui ont cru aux valeurs démocratiques et modernes qu’elle défendait, Un destin de trouveur se pose d’emblée en livre politique, ce que chaque ouverture de chapitre – citant un extrait-clé du Contrat social de JJ Rousseau – va bel et bien confirmer. Derrière une fiction extraordinaire, fonctionnant à nombre de niveaux différents, Gess, seul responsable à bord puisqu’il joue tous les rôles (scénariste, dessinateur, coloriste, lettreur…), passe ici un puissant message, dont la pertinence reste totale plus d’un siècle après les événements qu’il imagine : l’arrogance des puissants – qu’ils soient membres de l’État ou de la pègre – envers le peuple sans lequel ils ne sont pourtant rien, la position de victime de la femme, systématiquement exploitée, violentée, littéralement dévorée par le système, la nécessité de la révolte, même si les limites de la violence sont évidentes… autant de thèmes, de prises de positions engagées qui ennoblissent Un destin de trouveur.
Mais ce qui fait de ce livre un triomphe absolu, et une lecture aussi captivante que régulièrement bouleversante, c’est bien la force de son histoire, ainsi que la puissance de personnages dont aucun n’est anodin. On est saisi par un romantisme puissant, qui évoque pleinement la « grande littérature française » du XIXe siècle, quelque part entre Hugo et Dumas, avec quelques touches d’Eugène Sue que cette peinture un peu feuilletonesque bas-fonds de Paris rappelle inévitablement : nous nous rendons bien compte en écrivant ça que ces comparaisons, alors que l’on parle d’une « simple BD » (?) peuvent sembler excessives… Pourtant ce sont des références qui viennent immédiatement à l’esprit du lecteur quand il s’enfonce dans l’univers richissime, les situations moralement complexes et l’atmosphère d’inévitable tragédie de Un Destin de Trouveur. Cette dimension très « culture française » lui permet en outre de se démarquer totalement de ses éventuelles références aux univers stéréotypés des superhéros US, tout en s’inscrivant parfaitement dans des sujets contemporains (serial killer, univers parallèles, etc.) qui vont immanquablement plaire au public de notre époque.
De plus, l’absolue crédibilité « historique » de ce qui est – quand même – un univers imaginaire, est assurée par le travail remarquable que Gess a visiblement pour fait retrouver la topographie de Paris et de ses alentours, ainsi que l’apparence de lieux que l’on peinera forcément à reconnaître tant ces paysages champêtres de la région parisienne sont désormais éloignés de ce que nous connaissons en 2019. Tout Parisien ne pourra ainsi que se régaler devant la description précise d’un trajet de deux jours à cheval de la banlieue nord de Paris jusqu’à la forêt de Fontainebleau !
Au sein d’une réussite aussi flagrante, les choix de Gess dessinateur sont ceux qui peuvent le plus prêter flanc à la critique : alors que le trait est magnifique, évoquant parfois celui d’un Moebius de l’époque Métal hurlant, et que Gess est visiblement un maître absolu de la dynamique au sein de ses cases, conférant une énergie sidérante à certaines scènes, la fluidité de lecture de Un destin de trouveur souffre légèrement d’une concentration exagérée du récit en un minimum de cases. Ce choix, certes logique, permet au livre de ne pas trop dépasser le format déjà imposant des 200 pages, mais il faut bien avouer qu’il y aurait facilement ici assez de matière pour dessiner 500 pages sans épuiser pour autant la richesse des situations décrites (Hugolien, on vous dit !). Plus aéré, avec un peu plus de temps morts et de respiration dans le déroulement du récit, Un destin de trouveur aurait sans doute mis son lecteur plus à l’aise, en lui évitant d’avoir à littéralement déchiffrer certaines cases remplies « jusqu’à la gueule » d’informations. Il s’agit là, nous en sommes bien conscients, d’un reproche presque injuste tant, répétons-le, la puissance romanesque sublime du livre nous emporte de toute manière de la première à la dernière page…
Soulignons enfin la beauté de la toute dernière partie du livre, de ce chapitre « bonus » rajouté alors que la tragédie est déjà définitivement bouclée : Gess y offre généreusement une vie propre – bien méritée – à un personnage intriguant qui n’a été que secondaire jusque-là… et ouvre possiblement la voie au troisième tome des Contes de la Pieuvre, qu’on est avide de lire le plus vite possible.
Eric Debarnot
Un destin de trouveur
Scénario & dessin : Gess
Editeur : Delcourt – Collection : Machination
222 pages – 25,50 €
Parution : 10 avril 2019
Un destin de trouveur – Extrait :