Les raisons qui mènent à l’émergence d’un objet artistique, que ce soit un roman, un tableau, une chanson, sont multiples. Une expérience artistique est souvent le fruit d’une rencontre, pour celui qui écoute comme pour celui qui écrit. Dans ce cas, Rémy Poncet alias Chevalrex s’est retrouvé dans une posture entre celui qui participe à la création et la stimule mais aussi celui qui sait écouter.En plus de son travail d’auteur, Rémy Poncet dirige également le label Objet Disque (Midget ! Grand Veymont, Perio). Comment s’est faite la rencontre entre le musicien qui monte dans la nouvelle scène musicale française et son aîné toujours vert mais expatrié du côté du Quebec, Jérôme Minière autour de la production du dernier disque de ce dernier, Une Clairière… ?
Benzine : Pourquoi avoir décidé de créer Objet Disque ?
Rémy Poncet : Avoir un label, sortir des disques, est une activité qui a toujours été associée à ma vie de musicien. Dès 14 ans, mes premières chansons enregistrées sur K7 étaient l’occasion de créer une pochette, d’inventer un label fictif qui sortirait ces titres… Ce qui était un simple jeu au départ a pris la forme d’un premier label complètement artisanal monté avec mon frère (Gontard,ndlr) autour de 2003, Sorry But Home Recording Records, et s’est concrétisé de façon plus précise en 2014 avec Objet Disque, que je gère seul.
Benzine : S’il fallait caractériser une ligne éditoriale au label, ce serait quoi ?
Rémy Poncet : Je crois que ce qui relie pas mal d’artistes du catalogue, c’est la notion d’autonomie et d’artisanat « pop ». J’aime bien l’idée de bedroom producers, de musiciens qui peuvent créer et enregistrer leurs disques dans l’intimité et la chaleur d’une chambre, d’un salon… Ça n’exclue pas de produire les disques dans d’autres conditions mais ça créait naturellement une identité autour de formes pop à la marge, à la frontière entre chansons traditionnelles et d’autres beaucoup plus expérimentales, libres. Je vois une vraie connexion entre des artistes comme Midget!, Grand Veymont, Jérôme Minière, Arlt, Fabio Viscogliosi, Le Bâtiment… Bien que leurs disques ne soient pas exactement faits des mêmes ingrédients, ni s’inscrivant dans les mêmes champs référentiels, je trouve que tout ça discute de façon très intéressante. Une certaine idée de la chanson se joue là, chacun y répond à sa façon. Je me soucie le moins possible de l’époque de toute façon pour pousser chacun à être au plus près de ce qu’il est, de ce qu’il a à raconter.
Benzine : Quels sont tes labels de référence et pourquoi ?
Rémy Poncet : J’ai souvent évoqué 2 labels importants pour moi, le premier est K Records. Calvin Johnson à sa tête poursuit sa carrière de musicien à côté. Au-delà du catalogue, j’aime l’esprit franc-tireur, la dynamique générale et l’image aussi bien sûr. Sinon, il y a bien entendu eu Lithium qui a été une balise importante, la seule d’ailleurs en France (à part peut-être Rosebud), qui a compté pour moi. Ayant construit le socle de mon éducation musicale dans les années 90, les différentes voix des artistes signés chez Lithium ont pesées certainement plus qu’aucune autre.
Benzine : Perio que tu réédites, Mocke, maintenant Jérôme Minière, tous trois signés en leur temps sur le label Lithium. Qu’a apporté ce label selon toi à la chanson d’ici ?
Rémy Poncet : La réponse est sûrement contenue dans ce que j’évoquais plus tôt sur l’idée d’une chanson qui se réinvente en assumant ce qu’elle est. Je crois que Lithium est avant tout l’expression d’un absolu, celui de Vincent Chauvier, son fondateur. Ce qui a fait la force de ce label, c’était sa vision et l’énergie déployée pour aller au bout de celle-ci. Ça peut s’approcher d’une forme de folie parfois mais c’est en tout cas d’un romantisme absolu, et c’est sûrement ce qui fait qu’on en parle encore là. La force de cette histoire, de ce catalogue, c’est aussi, paradoxalement, ce qui l’a poussé à son isolement et sa solitude extrême. Mais je crois que Vincent était prêt à aller au bout, quel qu’en soit le prix à payer. Je dirai que ce qu’à apporter Lithium, c’est une forme de panache à la musique d’ici.
Benzine : Une Clairière, le dernier disque de Jérôme Minière est signé sur Objet Disque. Comment s’est faite cette connexion avec le travail de Jérôme Minière ?
Rémy Poncet : Je connaissais bien sûr les premiers disques de Jérôme qui étaient parus dans les années 90, j’avais survolé ses albums suivants parus au Canada mais de loin, comme beaucoup ici je crois. Ce sont vraiment des hasards de connexions qui nous ont réunis. Plusieurs fois au sujet de mes disques, on m’a parlé de Jérôme Minière, de sa voix notamment. Ça m’a amusé et m’a poussé à réécouter plus attentivement. On s’est retrouvé à échanger en ligne et il m’a assez vite dit qu’il suivait Objet Disque dont il aimait beaucoup l’identité, qu’il travaillait sur de nouvelles chansons, qu’il n’avait pas encore de label pour les sortir…
Benzine : Qu’y a -t-il de commun mais aussi de divergent entre la musique de Chevalrex et celle de Jérôme Minière ?
Rémy Poncet : C’est très difficile à définir de ma place. Même si j’entends par moment quelques résonnances entre nos travaux, j’y vois surtout des points de divergence. Je crois que c’est surtout une histoire de méthode, de pratique qui peuvent créer une familiarité. Jérôme travaille seul, orchestre tout depuis son studio/laboratoire, il est multi-instrumentiste et autodidacte, ce qui est aussi mon cas. Ça lui arrive de créer des formes assez abstraites, minimales, et parfois des choses bien plus orchestrées. Je crois qu’il y a chez lui comme chez moi, un goût pour le travail de la matière musicale, de l’humeur, des couleurs, des climats, mis au service de chansons, de choses à raconter assez intimes. Mais Jérôme a une approche bien plus électronique que moi. Son double Herri Kopter témoigne d’ailleurs de cette dimension dans son travail. Alors que mes obsessions tournent plus autour de formes acoustiques, de la musique instrumentale, de thèmes presque naïfs. J’adore Nino Rota par exemple, les timbres dans la musique brésilienne…
Benzine : Si je te dis que même si vos angles de perception du monde semblent différents, on cerne chez l’un comme chez l’autre le regard de quelqu’un qui analyse, qui pose un constat sans affirmer un jugement à la manière de cette phrase de Jérôme Minière extraite de La vérité est une espèce menacée : « J’espère que je ne te fais pas la morale, tu sais, je n’en sais pas plus que toi. je raconte juste ce que je vois. »
Rémy Poncet : Sans trop souligner ce qui peut réunir nos 2 écritures, ni sur-analyser, je crois que nous sommes 2 personnes assez solitaires dans le travail mais avec une vraie volonté d’ouverture vers l’extérieur. Je pense que les textes témoignent souvent de cette dimension chez lui comme chez moi.
Benzine : Collaborer avec un autre artiste comme tu le fais avec Mocke ou ici Jérôme Minière, cela implique quoi pour toi ? Cela résonne-t-il ensuite dans ton propre travail de composition ?
Rémy Poncet : Étant donné que j’ai toujours travaillé avec d’autres musiciens en parallèle à mes propres disques, il y a toujours eu cette circulation entre les méthodes des autres et les miennes. Tout ça m’a évidemment nourri mais aujourd’hui, quand je suis en période d’écriture ou de production sur mes propres titres, au-delà de l’échange que j’ai avec Vietnam qui sort mes disques, ça m’aide surtout à garder en tête certains fondamentaux et surtout à repérer assez vite où sont les enjeux de telles ou telles formes. Je crois que ce n’est pas anodin que j’ai cette double pratique, j’aime produire des formes de façons assez spontanées, irréfléchies, mais j’aime aussi particulièrement les penser, les articuler, dans un second temps. Du coup, c’est une forme de gymnastique permanente entre le geste brut et la pensée à laquelle je m’exerce en permanence sur mes disques et ceux des autres.
Benzine : Comment avez-vous travaillé sur ce disque ? L’un apportant des idées à l’autre ou Jérôme Minière plus dans un Control Freak ?
Rémy Poncet : Initialement, Jérôme m’avait envoyé presque 40 titres qui étaient en cours d’enregistrement, on a beaucoup échangé autour des différents aspects de ses chansons, ce que j’en percevais, et il m’a paru assez naturel de lui proposer d’en faire 2 disques distincts. Assez vite, il s’est imposé qu’il sortirait de son côté en digital au Canada un premier volume de chansons, ça a donné Dans la forêt numérique que je trouve très réussi également, plus pop. Mais que dans un second temps, on travaillerait ensemble sur un disque peut-être un peu plus abrupt, qui tournerait autour de ce que j’estime être ses principales forces. Ça donné lieu à l’apparition de titres comme La beauté ou Vaste qui sont selon moi des titres vraiment centraux de son œuvre désormais. Une clairière est donc selon moi une sorte de synthèse de son travail, cette rencontre entre spoken-word intimiste, hip-hop de chambre, ambient et chansons lumineuses. La réussite de ce disque tient je crois dans le fait d’avoir réussi à tenir cette ligne.
Benzine : Certains titres évoquent ton propre univers, Cascades en particulier. Comment fait-on pour se mettre au service d’une autre esthétique ?
Rémy Poncet : C’est paradoxalement le titre sur lequel j’ai peut-être le moins échangé avec Jérôme, c’était une évidence dès le départ. Il n’a eu besoin de personne pour produire cette merveille !
Benzine : Le regard de Jérôme Minière sur le monde contemporain, sur les rapports sociaux, sur notre relation à la virtualité peut sembler désenchanté mais à y chercher de plus près, on se rend vite compte que la démarche est éminemment politique et combattante, une envie de réveiller les consciences. Penses-tu qu’une chanson, une œuvre d’art, un livre, puissent changer le cours des choses ?
Rémy Poncet : J’aimerais que ça puisse être le cas, mais ça ne peut être un préalable à la création, une volonté initiale de l’artiste de changer le cours des choses. Je pense que Jérôme se bat surtout contre lui dans ses textes, c’est ce qui est beau, si ça a valeur universelle tant mieux. Lorsqu’une œuvre agit, je crois que c’est toujours par accident. L’intention de l’artiste m’importe peu au fond, par contre la liberté d’interprétation qu’on peut avoir autour d’une œuvre m’intéresse davantage.
Benzine : Comme je le dis dans ma chronique, je pense qu’Une Clairière est appelée à devenir une œuvre jalon à l’image de L’Imprudence de Bashung ou Remué de Dominique A. Même si tu dois manquer un peu de recul, avais-tu conscience dans le processus de travail avec Jérôme Minière que vous étiez en train de travailler sur un disque important ?
Rémy Poncet : J’évite de trop penser à l’empreinte que telle ou telle forme pourrait laisser en travaillant dessus mais dans l’oscillation qui accompagne chaque disque, entre doute et enthousiasme, je sais que j’ai pris beaucoup de plaisir à échanger avec Jérôme et être témoin de ce qui était en train de se construire. Du coup, c’est toujours un réel plaisir de lire ou entendre l’enthousiasme d’auditeurs au moment de la sortie. La suite de l’histoire nous dira où situer Une clairière .
“À l’écart de tous les slogans, ce qui m’attache dans une œuvre d’art, c’est cette secrète déviation par quoi, tout en relevant de son époque, elle n’en demeure pas moins l’œuvre d’un individu bien distinct, vivant sa propre vie. » (Wiltold Gombrowicz)
Benzine : Et si cet extrait du Journal de Gombrowicz que tu cites souvent était ce lien entre vous deux, toi et Jérôme Minière.
Rémy Poncet : Je crois au fond que cette phrase, que j’ai effectivement citée au moment de la sortie de Anti slogan (le titre n’est d’ailleurs pas étranger à celle-ci), illustre très bien ce qui m’intéresse dans le travail des autres. Ça synthétise plein d’idées qu’on a évoquées à l’instant. Ça correspond donc assez bien à chaque projet dont les disques sortent chez Objet Disque et plus largement ce qui va me toucher en musique, en littérature, au cinéma, en peinture…
Benzine : Penses-tu recollaborer à l’avenir avec Jérôme Minière ?
Rémy Poncet : Nous n’avons encore rien évoqué à ce sujet, le disque étant tout juste sorti mais j’aime toujours mieux construire des choses sur le long terme, sur plusieurs disques.
Benzine : Anti slogan, ton troisième disque avec Chevalrex est sorti en 2018. Que peut-on attendre de Rémy Poncet en 2019 ?
Rémy Poncet : J’ai pas mal tourné jusqu’au mois de mars suite à la sortie d’Anti slogan mais j’ai depuis travaillé activement à mon prochain disque, il sortira début 2020 probablement. Tout est en train de se caler et est assez excitant. 2019 est donc une année plus consacrée au travail de l’ombre, écriture, enregistrement, pour Chevalrex. Même si une très belle date au 104 à Paris se prépare pour le 6 novembre, avec 7 musiciens sur scène. Ce sera une sorte de célébration de fin de cycle Anti slogan et de début de nouveau cycle autour du prochain disque.
Sinon, au niveau d’Objet Disque, sur lequel j’ai aussi vraiment beaucoup travaillé cette année, l’automne va être chargé, avec la sortie du nouvel album de Fabio Viscogliosi le 25 octobre et de Arlt le 15 novembre. Il y aura aussi la réédition digitale du premier album de Perio, Icy morning in Paris , avec plein d’inédits, le 20 septembre.
Une Clairière est sorti le 14 juin 2019 chez Objet Disque.
Retrouvez également notre rencontre avec Jérôme Minière