Frederik Peeters a encore frappé fort, là où on ne l’attendait pas, avec cet ouvrage prémonitoire et terrifiant, témoin de nos peurs contemporaines. Attachez vos ceintures, ça secoue !
Animal insaisissable, l’auteur de Pilules bleues parvient à nous déstabiliser plus que jamais avec un album coup de poing échappant à toute classification. Avec ses visions baroques et hallucinées d’un monde apocalyptique, grouillant de références, il se fait messie visionnaire de notre civilisation à bout de souffle.
Ce nouvel ouvrage de Frederik Peeters arrive tel un OVNI dans une bibliographie déjà bien consistante. On hésite à le classer entre la bande dessinée et le livre d’images, on le dira donc inclassable, tout simplement. Dans une succession de dessins pleine page dépourvus de textes, on retrouve le même personnage, seul élément qui permette de tisser une sorte de lien narratif, si ténu soit-il. Il n’y a pourtant pas d’obligation à y voir une histoire, toutes les pages pouvant se regarder comme des tableaux indépendants. Délivré dans un format à l’italienne, il n’a en rien à voir avec la dolce vita, bien au contraire.
Recourant à la ligne claire qui lui est chère et apparenterait ainsi son ouvrage à la bande dessinée, Frederik Peeters nous assène ici un véritable électrochoc graphique et émotionnel, récipient de toutes ses obsessions disséminées à travers son œuvre. Tel un cauchemar psychédélique qui nous saute au cortex, l’auteur suisse expose dans un esprit Pop-Art ses propres peurs et ses révoltes inhérentes aux tares de notre monde : explosions et incendies, catastrophes diverses, accidents nucléaires et baleines échouées, décors apocalyptiques, chaos et désolation, mutations, difformités, créatures grotesques et effrayantes, parfois inspirées de nos cartoons d’enfance, formes de vie hybrides et invasives… on n’est pas là pour rigoler !
L’imagerie déployée relève d’une multitude d’influences artistiques, d’anonymes ou de célébrités, que l’auteur énumère d’ailleurs en fin d’ouvrage. On pense notamment à Jérôme Bosch, Michel-Ange, Otto Dix, H.G. Wells, David Hockney, Charles Burns, ou encore Salvador Dali, qui curieusement n’est pas cité.
Le monde dépeint est terrifiant, à la fois surréaliste et familier Ce monde est bien le nôtre. Ce monde, qui ressemble à l’enfer, est bien la Terre. Car l’enfer est désormais sur Terre. Et nous en sommes les seuls créateurs, un peu piteux, un peu merdeux, avec juste nos yeux pour pleurer un paradis perdu. Mais pour sortir de sa cage, l’Homme devra peut-être passer par le saccage…
Saccage, œuvre graphiquement riche et puissante, ne plaira sans doute pas à tout le monde mais ne saurait laisser indifférent. Par son hyper-contemporanéité et son surréalisme agressif, dans des couleurs contrastées, maladives et fluorescentes, elle se révèle comme un ultime cri de rage alors que tout se délite autour de nous, de plus en plus vite, de plus en plus violemment. Son pouvoir hypnotique est tel que la répulsion possiblement induite par les premières images sera vite oubliée. Ce livre est un vaccin mental contre le déni et l’indifférence obscènes de nos « télé-achats-réalité »… Inclassable et incontournable. Une fois encore, Frederik Peeters nous prouve qu’il est un auteur hors du commun, un explorateur du neuvième art, bref, un véritable artiste.
Laurent Proudhon
Saccage
Dessin : Frederik Peeters
Editeur : Atrabile
96 pages – 23 €
Parution : 15 mars 2019
Saccage – Extrait :