On est début septembre et ça devient une (excellente) habitude : un an et un jour exactement après leur dernier passage à Paris, les Oh Sees sont en ville. Et la salle qui les accueille est de plus en plus grande, puisque cette fois c’est le Bataclan qui va voir John Dwyer déployer sa musique à géométrie variable…
…option la plus récente, jazz rock éthéré et psychédélique… qu’on présage évidemment transfiguré sur scène. On ne peut que se réjouir de la popularité croissante en France d’un musicien qui est l’un des plus audacieux et créatifs de sa génération…
19h30 : le cadeau inattendu de la soirée, c’est la première partie assurée par Frankie and the Witch Fingers : 45 minutes de plaisir avec un quatuor aussi énervé que virtuose qui nourrit son garage rock aux sources de la meilleure musique seventies. Ça commence donc par des morceaux roboratifs à fond la caisse, assez conformes aux canons du genre, avant de s’ouvrir à de belles – et longues – digressions psychédéliques qui nous emportent, sans se perdre, ni nous perdre nous non plus en chemin. Le guitariste en particulier est magistral, et certaines de ses interventions à la wah wah sursaturée évoquent le style d’un Ron Asheton. Le batteur est une machine infernale et le chanteur au look binoclard approprié fait le taf, même s’il a un côté un peu enfantin surprenant. La fosse du Bataclan adhère totalement au programme, et tout autour de moi, je ne vois que de l’enthousiasme. Final speedé pour bien terminer dans une belle ambiance de folie : même s’il y a un côté un peu scolaire dans cette musique toute en références, Frankie and the Witch Fingers nous ont offert un set réjouissant !
Le set de Oh Sees est prévu pour 21h, mais à peine le matériel installé – par eux-mêmes puisque les Oh Sees n’ont pas de roadies -, John Dwyer lance les hostilités. Il est 20h40, et on prend ça comme un signe qu’il veut nous offrir un set un peu plus long que les 75 minutes prévues à l’origine. On se rend compte immédiatement aussi que, même si on a apprécié l’énergie de la première partie, Oh Sees évoluent eux à un niveau bien supérieur : entre le déluge de percussions proposé par les deux batteurs et la guitare littéralement tellurique de John, sans parler de l’ajout de claviers pour étoffer encore le son, on s’en prend plein les oreilles !
Comme toujours, le set débute par un enchaînement littéralement terrassant de killers qui embrasent instantanément un Bataclan bien rempli et chaud comme la braise : les slammers sont déjà à l’attaque, le groupe n’a pas eu besoin d’échauffement pour atteindre la zone rouge, le son est très fort et quasiment parfait, même là où nous sommes placés, au tout premier rang – pas de crash barriers ce soir ! – juste en face de John qui officie comme toujours à l’extrême gauche de la scène. The Daily Heavy est le premier morceau extrait de “Face Stabber”, le nouvel album, et confirme ce que l’on espérait : sur scène, c’est du lourd !
C’est un plaisir de voir de tout près le travail de John Dwyer, entre sa guitare, ses pédales de son et ses claviers, sans parler de la direction du groupe qu’il conduit “à la baguette”, c’est le cas de dire, car il est clair que les quatre musiciens suivent quasiment en permanence les instructions – et les moindres mimiques même – de leur boss, non sans, pourrait-on affirmer, une certaine crainte… Chez Oh Sees, on ne rigole pas avec la rigueur technique et le perfectionnisme musical : ce n’est pas parce que le groupe vient du garage rock que John n’a pas l’ambition d’offrir à son public une expérience esthétique parfaite ! Et c’est encore plus visible quand le concert entre dans la phase expérimentale, constituée de ces longs morceaux où John recherche à créer une véritable transe, entre la pulsation obsessionnelle basse-batteries, les vocaux toujours singuliers, tantôt haut perchés, tantôt hurlés, et surtout les enluminures majestueuses de sa guitare. Henchlock, le sommet jazzy du nouvel album, sera un exemple parfait de cette aspiration insensée vers des hauteurs musicales qui sont désormais bien loin des origines punks de Oh Sees. Mais il faut souligner qu’à aucun moment, on ne sent l’effort des musiciens – tout coule naturellement, tout est source de plaisir – et encore moins une éventuelle arrogance qui renverrait aux jours sombres du Rock Progressif des années 70 : d’ailleurs le public n’arrêtera jamais de danser et de s’agiter, même aux moments les plus abstraits…
La setlist est très joliment composée d’extraits de nombreux albums différents de la déjà longue carrière du groupe, ce qui varie évidemment les plaisirs, mais permet aussi de vérifier combien l’inspiration de John est restée constante au fil du temps et des changements de genre. Un concert pas loin d’être parfait… jusqu’au moment du fameux (habituel ? dirons les mauvaises langues…) problème technique ! Plus de micro, John s’énerve, commence à débrancher et rebrancher tous les – très nombreux – fils, envoie valser le régisseur qui veut lui donner un coup de main, ordonne péremptoirement à Tim (le bassiste) de venir lui apporter une nouvelle alimentation. La tension est à son comble sur scène – ce qui permet de vérifier combien les musiciens sont anxieux vis-à-vis des réactions de leur leader -, même si depuis la salle, c’est finalement assez amusant (pardon, John !) d’assister à tout ça. Bon, le set redémarre après une petite dizaine de minutes de prise de tête, et on est forcément soulagés que John n’ait pas jeté le gant et quitté la scène.
On fête l’anniversaire de Tim avec un gros gâteau rose, des bisous et un “Happy Birthday” enthousiaste chanté par le Bataclan, et on se lance dans la dernière ligne droite de la soirée, qui va permettre à John d’aller encore plus loin dans ses aventures sonores et soniques : jack débranché de la guitare et promené sur les cymbales, usage avant-gardiste d’une inhabituelle flûte électrique (électronique ?), et surtout derniers spasmes extatiques d’une guitare toute-puissante qui a dominé la soirée, entre riffs irrésistibles et solos torrentiels…
Une heure quarante – en comptant, c’est vrai, l’interruption technique -, nous avons été gâtés ce soir, et tout le monde semble sortir satisfait de cette soirée délicieusement assourdissante. Il ne nous reste plus qu’à renvoyer à John Dwyer le seul mot qu’il semble connaître en français : « Merci ! ». Et on se revoit en septembre 2020. Au Zénith cette fois ?
Texte : Eric Debarnot
Photos : Robert Gil
Les musiciens de Oh Sees :
John Dwyer – vocals, guitar, keyboards, flute
Tim Hellman – bass guitar
Clem Perkins – drums
Paul Quattrone – drums
Tomas Dolas – keyboards