Il y a 40 ans, les Cure sortaient leur premier album aux confluents de nombreux genres et sous-genres. Le Punk venait de se tirer une balle dans la tronche et laissait ses enfants, perdus, au milieu d’un bordel sans nom. C’est d’ailleurs le mot: Bordel, qui vient définir parfaitement ce premier album. Un bordel juste reflet de son époque où les tentatives de résurrection d’un Punk moribond et les prémices d’une Cold Wave balbutiante viennent s’entrechoquer dans cet album attachant à l’équilibre précaire. Les Cure viennent de naître sur les cendres d’un genre, et s’en serviront pour en remodeler un autre. Séminal.
« Non mais regarde-moi ces dégaines, c’est un monde quand même ! » me disait, il y a un sacré bail, ma grand-mère alors que je terminais piteusement un fond de soupe de légumes tiédasse devant Champs-Elysées et un Michel Drucker micro-fil en main, figé dans son costard de location ,un sourire forcé collé aux lèvres.
C’est que l’ami Michel recevait ce soir là quatre Anglais.
Quatre Anglais blancs comme des culs d’Allemands, maquillés délicatement avec la truelle de Manuel Oliveira digne ressortissant Portugais entrepreneur en maçonnerie de son état, et franchement sapés comme jamais comme dirait le vocodeur humain : Le triste Maître Gims.
Dans le décor glacé de l’émission phare d’Antenne 2, quatre oiseaux de mauvais augures coiffés comme les dessous de bras d’une chanteuse vegan entonnent face à un public à cheveux blancs médusé l’entêtante et délicieusement malsaine: Close to Me.
C’était le milieu de ces années 80 bénies des Dieux.
The Cure sortait The Head on the Door explosant les charts avec une Pop racée, intelligente et pleine de spleen, abandonnant derrière eux cette Cold Wave qu’ils avaient contribué à créer avec leur trilogie glaçante (Seventeen Seconds / Faith / Pornography) qu marqua d’une empreinte indélébile le Rock de ces early eighties.
C’est un succès amplement mérité pour la formation de Crawley qui leur tombe sur les baskets montantes.
La gloire, après les bars, les festivals amateurs aux quatre coins de l’Europe et les nombreuses premières parties – De Siouxsie and the Banshees notamment (dont Smith remplacera le guitariste sur une tournée et jouera ainsi deux fois par soir).
La gloire après l’Underground, après avoir foulé du pied les territoires les plus sombres et les plus désespérés d’un style morbide au romantisme noir et désenchanté.
La gloire comme récompense bien méritée d’une trajectoire sans concession qui voit le groupe traverser le Post-Punk en ingénus, inventer (avec quelques autres) cette Cold Wave qui glacera le Rock Européen des eighties et transcender une Pop moribonde en mêlant le spleen gothique de la Cold aux accords mélodieux et cristallins d’un Robert Smith apaisé.
Mais avant la reconnaissance ? Avant la Cold trilogy fondatrice ? Avant l’apaisement Pop ? Avant la gloire ? Avant tout ça ?
Avant tout ça, il y a eu Crawley, ville dortoir près de London City. Ville sans âme, sans histoire, triste comme un sourire de François Fillon et dedans un ado introverti, mal dans sa peau qui se plonge dans l’apprentissage de la guitare comme pour exorciser son mal être (qu’il traînera encore des années) et s’évader de cette ville qu’il déteste profondément.
La musique sera son échappatoire. Malice, Easy Cure puis enfin The Cure. La formule en trio se crée puis se stabilise autour de Robert Smith à la guitare, Michael Dempsey à la basse (rapidement remplacé par Simon Gallup pour cause de mésentente avec Smith) et Lol Tolhurst aux fûts.
C’est en Mai 1979 que sort le premier album des tout nouveaux Cure: Three Imaginary Boys.
C’est désormais sur les cendres encore chaudes d’un Punk Rock sacrifié au son de leur prémonitoire « No Future » que s’écrit la musique d’Outre-Manche.
La jeunesse Anglaise est en effervescence. Les chacals se disputent la charogne pourrissante du Punk. La porte est ouverte et le Post-Punk offre des horizons insoupçonnés à ces gamins encore orphelins du bon lait nourrissant de maman Keupon.
Post, Ska, Northern Soul, Cold Wave, New Wave, Alter’…. C’est le grand brassage de sons, d’idée, de styles. La marmite est bouillante et siffle à tout berzingue, prête à exploser.
C’est dans ce tohu-bohu infernal de l’immédiat après-Punk que les Cure balancent ce curieux et très bon premier album.
Cet album comme l’exact reflet de son époque. Une sorte de perte de repères en musique.
Le Punk s’est avéré n’être qu’un feu de paille aussi violent que bref, mais ce genre de feu paille dont on allume les plus grands feux de forêts.
C’est un groupe qui se cherche encore au sortir de ce Big Bang musical, un groupe qui se forge sur les décombres d’un style cannibale et auto-destructeur.
Ils rendent l’hommage obligatoire au sein maternel, au Punk récemment décédé, avec Object et son « You’re just an object in my eyes », la reprise ratée du Foxy Lady d’Hendrix chantée par Dempsey ou la nerveuse It’s Not You. Des morceaux courts, nerveux. Loin de la sophistication musicale à venir.
Les gimmicks Pop qui feront la gloire de la seconde partie de carrière des Anglais et le talent de Smith pour lécher des accords qui s’incrustent facilement dans tes esgourdes sont déjà présents et prennent diverses formes.
Que ce soit Fire In Cairo, bijou Pop teintée de Reggae et de sonorités orientales (déjà à l’oeuvre sur Killing An Arab), la sublime 10:15 Saturday Night bluette amoureuse désenchantée et dépressive à souhait, où des paroles anxiogènes et un solo comme un putain de coup de craie sur un tableau noir viennent parasiter la douceur Pop du morceau. Ou encore le dernier et étrange morceau du disque qui donnera son nom à l’album Three Imaginary Boys, chanson spectrale annonciatrice de la voie musicale que cherchait tant Robert Smith. Ce « Can you help me ? » crié à la fin de la chanson deviendra la direction, le chemin rempli de ronces dans lequel Smith s’enfoncera inexorablement, y entraînant ses Cure, pour écrire un pan monumental de l’histoire du Rock.
Smith désavouera cet album, dont la prod’, les choix artistiques et la promo lui ont échappé. Où la ligne directrice claire qu’il voulait d’un son minimaliste et froid n’avait pas été respecté à son goût.
C’est pourtant la construction d’un groupe mythique que l’on entend dans ce disque.
Les Cure en cours d’édification.
Un groupe dont les racines pas encore profondément enfouies sous terre restent visibles, prégnantes et permettent de se rendre compte sans aucun doute possible, que le petit arbuste qui vient de naître dans un coin sombre des bois deviendra avec le temps un des plus grands et solides chênes de cette ténébreuse forêt.
Renaud ZBN
The Cure – Three Imaginary Boys est sorti le 8 mai 1979 sur Fiction Records.
Tracklist :
10:15 Saturday Night
Accuracy
Grinding Halt
Another Day
Object
Subway Song
Foxy Lady
Meathook
So What?
Fire In Cairo
It’s Not You
Three Imaginary Boys
The Weedy Burton