Norman Fucking Rockwell marque le retour aussi inespéré qu’inattendu de Lana del Rey au sommet, et fonctionne surtout grâce à des textes incandescents et « près de l’os », qui la distingue des autres artistes pop américaines.
« Goddamn, man-child / You fucked me so good that I almost said « I love you » /… / Your poetry’s bad and you blame the news… » (Norman Fucking Rockwell)
On peut le dire comme ça : les albums de Lana del Rey sont souvent assez ennuyeux. Trop longs. Dépourvus de mélodies vraiment accrocheuses, capables de retenir notre attention très longtemps. Leur production est une fois sur deux assez discutable, qui sacrifie de manière inconséquente à l’air du temps et tache d’une modernité grossière et artificielle une voix qui est pourtant l’une des plus saisissantes de sa génération.
Mais considérons plutôt l’autre côté de l’histoire : les textes de Lana del Rey sont la plupart du temps brillants. Lana y dépeint son pays, l’Amérique, et ce que cela signifie que d’y vivre et d’y aimer en 2019, avec une sensibilité et une justesse, surtout, rarement entendue ces dernières années dans la musique populaire. Elle nous parle de ce que c’est qu’être une femme aux Etats-Unis en 2019 avec une crudité, une honnêteté morale littéralement inouïe. Ses paroles sont souvent amusantes, parfois désespérantes, parfois – dans ce Norman Fucking Rockwell – pleines de tendresse. Elles sont éventuellement bouleversantes, mais toujours astucieuses dans la manière dont elles évoquent certains codes et symboles des années 70. Elles sont d’une franchise désarmante, mais aussi d’une complexité fascinante. Lana est, ni plus ni moins, comme on l’entend dire de plus souvent, surtout après ce cinquième album, de l’autre côté de l’Atlantique, la « songwriter » la plus IMPORTANTE de la musique américaine actuelle. Peut-être l’égale des meilleurs écrivains américains de ce siècle. Dans 20, 30 ans, puisque l’exemple a été donné avec Dylan, on verrait bien Lana Del Rey recevoir le Prix Nobel de Littérature.
Alors, où est-ce que tout cela nous laisse, nous, auditeurs français, qui avons en grande partie du mal à – vraiment – écouter, sans même parler de comprendre, des textes de chansons en Anglais, surtout à une époque où le niveau général d’imbécillité des paroles a atteint des sommets inconcevables ? Les fans de Lana doivent se rabattre la plupart du temps sur la magie extraordinaire de sa voix, sur cette émotion voilée qui est depuis le début sa signature, et construire tout un cinéma – souvent qualifié de « lynchien » – par là-dessus : la mélancolie intrinsèque de la musique de Lana, éternelle amoureuse déçue et trompée, qui raconte encore et encore la destruction et la résurrection d’une jeune femme et de son âme (et par là même d’une culture, d’une nation…) sous les assauts de l’impavide brutalité contemporaine, en devient une célébration nostalgique d’une Californie hollywoodienne disparue… Mais, bien évidemment, les fameux « fucking » ou « fuck » qui nourrissent la plupart des chansons révèlent autre chose qu’une simple complaisance dans des clichés cotonneux un peu trop confortables… Reste que, drogués que nous sommes par la satisfaction immédiate apportée par des gimmicks musicaux « cheap », mais également fascinés par la tchatche brillante des rappeurs, nous avons un peu perdu la capacité de nous intéresser à des mots aussi faussement simples, une parole qui n’avance que protégés par sa… justesse.
Norman Fucking Rockwell, dont le titre programmatique explicite le plus clairement possible de quoi il va s’agir ici (de ce putain de rêve américain qui n’est plus rien, et envers lequel on se doit de ressentir de l’amour, des regrets, mais aussi pas mal de rage…) joue complètement franc jeu. En débutant inhabituellement par des chansons calmes (Mariners Apartment Complex, impeccable…). En dénudant l’orchestration jusqu’à un simple piano. En limitant la richesse mélodique des chansons pour mieux magnifier le chant et surtout le phrasé, la prononciation incroyablement précise et sophistiquée de Lana del Rey, ce cinquième album ne saurait être plus lisible : pas de mélodie inoubliable ici, ce qui fait que (… à l’inverse de Honeymoon, qui restera donc pour le moment le sommet « musical » de la carrière de Lana) une attention totale peut et doit être accordée aux textes. Norman Fucking Rockwell est long, très long, trop long, inécoutable ou presque d’une seule traite : comme un livre, il se savoure divisé en chapitres – une chanson, un chapitre – certes irréguliers (la dérive dream pop de Venice Bitch peut s’avérer fatigante, par exemple…) mais qui se suffisent à eux-mêmes, et qui nous laissent avec assez de grain à moudre pour que nous les ruminions longuement jusqu’à la prochaine écoute.
Cet album, qui est plus qu’un album au sens classique du mot, ou alors comme Blonde on Blonde en était un (…ou bien encore le New York de Lou Reed), acceptons-le donc pour ce qu’il vaut : l’un des plus beaux témoignages récents sur l’Amour au XXIème siècle, et sur les ravages qu’il exerce sur nous. Le témoignage poignant, drolatique, froid et cynique quand il le faut, d’une jeune femme qui a salement dégusté, mais qui continue à vivre, à vibrer. Une artiste unique qui dissimule derrière sa beauté et sa voix un talent d’observation et de transcription unique, jouant magistralement entre distance flottante, humour décalé (oui, cette fameuse politesse du désespoir !) et brefs et déchirants embrasements d’émotion.
« There’s a new revolution, a loud evolution that I saw / Born of confusion and quiet collusion of which mostly I’ve known /A modern day woman with a weak constitution, ’cause I’ve got / Monsters still under my bed that I could never fight off / A gatekeeper carelessly dropping the keys on my nights off… » (hope is a dangerous thing…)
C’est peu dire que reconnaître que, après la déception de Lust for Life, nous n’attendions pas un retour de Lana Del Rey à cette hauteur. Ni des morceaux qui nous broieraient le cœur avec une telle délicatesse : dans la dernière partie de l’album, la plus dépouillée, la moins pop, la plus livide et tendue, les grands moments s’enchaînent… Bartender crée presque un sentiment d’allégresse à force de détresse et d’obstination à lutter, Happiness is a Butterfly nous rassérène en nous promettant un happy end, avant que hope is a dangerous thing for a woman like me to have, but I have it, titre définitif et conclusion magistrale, ne nous mette tous à genoux… et nous rappelle ce que Lana chantait, juste avant :
« And we were so obsessed with writing the next best American record / That we gave all we had ’til the time we got to bed / ‘Cause we knew we could » (The Next Best American Record)
Savez-vous, il est parfaitement possible qu’elle y arrive à l’écrire ce prochain jalon de la musique américaine, notre Lana del Fucking Rey !
Eric Debarnot
Norman Fucking Rockwell – Lana del Rey
Label : Interscope Records, Polydor
Date de sortie : 30 août