Si les films des Wachowski sont loin de faire l’unanimité critique, il est indiscutable que le parcours politique et spirituel des deux sœurs, faisant écho à leur histoire intime, méritait une analyse approfondie.
Depuis l’explosion de Matrix en 1999, son succès critique et populaire mérité, et son impact exceptionnel sur le cinéma d’action, sur la mode, etc., l’opinion générale est que les films des Wachowski se sont avérés une déception croissante. Paradoxalement pourtant, leur parcours intime et leur démarche spirituelle, qui nourrissent profondément leur cinéma, n’ont jamais cessé d’être passionnants, et le désintérêt progressif des cinéphiles pour une œuvre certes inaboutie, mais d’une ambition aussi démesurée – puisqu’elle se prolonge et se nourrit dans leur vie « réelle » – est intolérablement injuste. Et c’est cette injustice, ce manque de discernement, que l’excitant essai d’Erwan Desbois s’efforce de corriger…
La mutation progressive de Larry et Andy en Lilly et Lana a été traitée comme un non-événement, relevant purement de la sphère intime, voire, pour les plus réactionnaires, un phénomène bizarre décrédibilisant même les Artistes que sont indiscutablement les Wachowski. Il s’agit là de la part de la Critique d’un véritable aveuglement, qu’une étude approfondie de leur filmographie, et de son évolution étonnante depuis la liaison homosexuelle de Bound jusqu’à l’explosion joyeuse de la révolutionnaire série Sense8, condamne sans appel. Dès la désaffection des spectateurs vis-à-vis des deux volets suivants de la trilogie Matrix, qui complexifiaient et détournaient de manière stupéfiante la vision encore assez classique du premier film, il avait été clair que la trajectoire des Wachowski allait être trop osée, trop peu conformiste, pour qu’Hollywood et que le grand public avide d’entertainment les suivent. L’échec commercial d’une réussite comme Speed Racer – peut-être leur meilleur film – qui détruisait complètement la frontière traditionnelle (encore à l’œuvre aujourd’hui si l’on regarde le Ready Player One de Spielberg…) entre réel et virtuel, et en faisait une source absolue de jouissance émotionnelle et esthétique, confirmait qu’il n’est toujours pas bon d’être trop « différent » dans le monde stéréotypé du spectacle populaire.
Or, la singularité, l’identité et l’émancipation sont au centre de la démarche et du travail des sœurs, sont même le seul et unique objet qui les intéresse : comme pour tous les grands réalisateurs, c’est la vision de leur filmographie comme une œuvre unique, voire « continue » qui permet de comprendre réellement « ce qui se passe vraiment », ce qui est en jeu ici. Le remarquable travail d’analyse de Desbois nous offre l’opportunité de reconsidérer à la lumière de l’aboutissement thématique (temporaire ?) que représenta Sense8 le sens de tous les films qui l’ont précédé, et nous donne très envie de les revoir tous, de leur offrir une seconde chance qui ne soit pas basée uniquement sur nos réflexes basiques de spectateur jugeant une fiction sur sa traditionnelle efficacité narrative.
Mais le plus important est certainement que Lilly et Lana Wachowski, la Grande Emancipation, jette une lumière différente, plus riche sur la multiplicité des luttes politiques qui se livrent en ce moment même sur la planète toute entière : pour une société plus libre, délivrée des chaînes de l’individualisme dévorant comme du paternalisme colonisateur, du capitalisme sans âme comme du machisme criminel. Homosexuel-le-s supplicié-e-s en Russie ou en Afrique, femmes victimes des abus des puissants à travers le monde, paysans soumis aux diktats du capitalisme manipulant les semences, jeunes geeks refusant d’entrer dans l’univers aliénant de la Finance toute puissante, manifestants à Hong Kong contre le totalitarisme chinois, etc. nous avons tous droit à la liberté, à la jouissance : loin de l’égoïsme individuel prôné par les lois du Commerce, les Wachowski nous invitent à une la Révolution collective, qui prendra parfois l’apparence inattendue d’une grande fête, voire une immense partouze aussi physique que mentale… Chiche ?
Eric Debarnot