Ayant rencontré peu d’écho à sa sortie en 2014, cette brillante bande dessinée au souffle romanesque méritait pourtant qu’on s’y attarde. Dans la catégorie « chefs d’œuvre oubliés » est nommé…
Aksel Storm avait toutes les qualités pour devenir un grand poète. Né dans le petit village danois de Svanegård d’une mère belle comme une princesse, mais souffrant d’ennui dans sa grande maison campagnarde, délaissée par un mari affairiste, le petit Aksel grandira dans un monde onirique, entre ses chimères de légendes et l’amour d’une mère trop fragile. Pour oublier l’échec de sa propre vie, celle-ci consacrera toute ses forces à sublimer son fils, voyant en lui un génie de la poésie capable de l’emmener au bout du monde…
Il est parfois salutaire de faire un pas de côté dans la course folle de nos vies, et quand on parle de bande dessinée, de prendre le temps de s’extraire du rythme échevelé des parutions… Il arrive alors que l’on déterre une pépite oubliée, par hasard ou sur les conseils d’un ami ou d’un frère (ou les deux en même temps), avec cette sensation d’être privilégié, alors que quasiment tout le monde, qu’il s’agisse du public ou de la critique, semble être passé à côté…
La pépite en question, c’est Le Roi des scarabées, une adaptation librement inspirée du roman Niels Lyhne, publié en 1880 par l’écrivain et poète danois Jens Peter Jacobsen. Sans avoir lu le livre, difficile de dire si la qualité narrative de l’ouvrage est due à ce dernier ou à Anne-Caroline Pandolfo elle-même. Quoi qu’il en soit, il y a un vrai talent de conteur derrière tout cela, et c’est avec une immense fascination que l’on suit le parcours de cet anti-héros qu’est Aksel, aussi performant en poète lunaire qu’en loser mélancolique. Et il le prouve admirablement : on peut parfaitement être un perdant magnifique et faire montre de panache en délaissant l’ignoble réalité âpre et butée pour la folie douce, envisagée ici comme un refuge merveilleux peuplé de scarabées aux reflets lumineux, « sauvages et raffinés à la fois ».
Aksel, poète blessé et agrippé au monde de l’enfance… L’horloge tournera trop vite pour ce doux tocard contemplatif qui décevra les espoirs trop lourds à porter de sa mère qui voulait voir en lui un futur poète de génie adulé par le monde entier et une planche de salut pour s’extirper de la boue de sa campagne où elle mourrait à petit feu, déçue par un mariage pourtant prometteur… Mais comme par une sorte de malédiction familiale, Aksel va être à l’adolescence totalement subjugué puis aspiré par cet « astre noir » qu’est Fredrik, fils charismatique d’une cousine de son père et talentueux dessinateur promis à une carrière artistique. Aksel scellera très tôt avec Fredrik un pacte d’amitié comme on scelle un pacte avec le diable. Il partagera quelques temps la vie de son complice à Copenhague, mais celui-ci, également désireux de l’encourager dans son art, sera vite consumé par son inclination aux plaisirs terrestres. Son attirance pour l’ivresse et les jolies femmes aura finalement raison de son talent, et cet écorché vif exubérant, « lamentable jouisseur » comme il se définira lui-même, connaîtra une fin tragique, entraînant Aksel vers des gouffres existentiels dont il ne se sortira pas.
Pour mettre en valeur cette histoire prenante traversée par de très beaux personnages, Terkel Risbjerg nous livre un dessin pur, en noir et blanc, comme s’il avait trempé son pinceau dans les tréfonds de son âme, conférant à l’œuvre une qualité poétique remarquable, ce qui est la moindre des choses ici. Alimenté par les sensations, le trait semble inachevé, d’une tournure minimaliste exprimant l’essentiel des choses et des sentiments, avec une splendide évocation des rêves enfantins. C’est très fort, très puissant.
Fidèle à la grande tradition romanesque, ce chef d’œuvre, qui nous immerge dans l’hiver danois du XIXe siècle, suscite une réflexion profonde sur l’identité et la folie en poussant le parcours de chaque personnage vers des extrémités spectaculaires qui laissent le lecteur sidéré. Sous une obscurité apparente liée à un contexte climatique glacial et à la description de destins funestes, une certaine luminosité émerge, de l’ordre peut-être de celle qui se reflète sur les ailes des scarabées.
Laurent Proudhon
Le Roi des scarabées
Adaptation du roman Niels Lyhne (1880), de Jens Peter Jacobsen
Scénario : Anne-Caroline Pandolfo
Dessin : Terkel Risbjerg
Editeur : Sarbacane
208 pages – 24 €
Parution : 1er octobre 2014