En cet an de grâce 1982, les Cure vont livrer aux oreilles effarées des « Coldwavers » du monde entier le dernier panneau de leur triptyque glacé. Pornography va venir faire la somme des deux premiers volets de la trilogie en condensant les motifs récurrents (Peurs, solitude, dépression…) et en en amplifiant les thématiques ; nourrissant ainsi les démons de Smith et sa troupe. Le jusqu’au-boutisme de Pornography, sa radicalité, se pose comme la catharsis – salvatrice ? – d’un Robert Smith au bord du gouffre. Avec Pornography, Smith vient offrir son âme tourmentée à la vindicte populaire, pour tenter de brûler ses démons sur ce bûcher musical qu’est l’album et enfin passer à autre chose. Un autre chose apaisé, une envolée libératrice vers une Pop plus sereine, plus lumineuse. Mais ça c’est une autre histoire…
Pas le temps de respirer, de reprendre ce souffle qui semble s’amenuiser dangereusement sur l’album précédent. L’accouchement difficile et sans péridurale de Faith ne fut pas la libération tant espérée. L’immédiat après-Faith et la tournée Marathon qui suivit, loin d’avoir soulagé un groupe en apnée depuis des mois, semble avoir accentué le mal être de ces psychés fragilisées; mis du sel sur ces plaies encore vives. The Cure s’enfonce inexorablement dans une mélancolie malsaine et anesthésiante, saupoudrée de prises quotidiennes de stupéfiants, qui vont enfermer nos Anglais aux tréfonds de limbes artificielles et paranoïaques.
Car si le nom de The Cure commence à résonner dans le monde étroit de l’après-Punk, le groupe – Et Robert Smith notamment – traverse une crise existentielle tétanisante. Smith et ses amis s’enterrent au fil du temps dans une profonde dépression où les êtres et les âmes semblent se dissoudre, s’effacer progressivement comme sur les magnifiques pochettes abstraites de leur – dorénavant mythique – Cold Trilogy.
Les tournées continuent, longues, éprouvantes, interminables. Les organismes déjà fragiles, se consument sous les artifices vénéneux que sont les drogues en tout genre et autres antidépresseurs abrutissants. Les concerts imprégnés de noirceur et de désenchantement se veulent hypnotiques, se font hermétiques. La Cold Wave déferle sur l’Europe et piège dans ses eaux noires et glaciales ses plus illustres représentants.
Smith et les siens sont au bord du gouffre en cette fin d’année 1981. La tournée de Faith a consumé les dernières forces morales du gamin de Crawley. Smith sombre irrémédiablement dans la dépression, se noie dans sa propre névrose. Il sait qu’à ce moment précis il vient d’enterrer sous des tonnes de terreurs existentielles son précédent album.
La foi (Faith) qu’il voulait absolument conquérir, cette foi qu’il aurait voulu salvatrice, rédemptrice ne s’avère être qu’un fol espoir, une simple utopie religieuse. La foi ne sauvera pas Robert Smith. Il le sait dorénavant, et va plonger dans le nihilisme le plus total puisque Dieu n’a pas voulu de lui.
La lente chute du groupe, cette perte de repères musicaux que l’on voit poindre depuis Seventeen Seconds, s’accentue dangereusement au fil des années et laisse présager le pire pour le futur de la formation. Le cocktail détonnant : Dépression, drogues, tournées interminables et anxiolytiques, ne promet rien de bon pour le devenir du groupe. Beaucoup se sont brûlés les ailes à siroter ce cocktail dangereux, laissant le plus souvent derrière eux des débuts de carrière prometteurs et une petite croix noire à côté de leur nom dans le grand livre du Rock’n’Roll.
Malgré tout, malgré cette peur d’avancer, de continuer, cette peur de plus en plus présente de se confronter aux autres, au public ou à soi-même. Malgré le repli sur soi, le repli sur ses phobies, Smith décide de combattre le mal par le mal, d’offrir son être, son âme ; comme ça, sans fard, sans artifices. Il veut étaler la noirceur de son esprit malade sur un morceau de vinyle – qu’il pensait être son dernier – et peut-être, avec un peu de chance, parvenir à chasser cette aliénation qui ne le quitte plus, s’extirper enfin de ces ténèbres qui le rongent, qui le tire vers le fond, doucement, insidieusement. Tout cracher, tout vomir. Se libérer de ce piège mortel qui lui maintient la tête sous l’eau et remonter coûte que coûte à la surface faire le plein d’air pur. Offrir au public, ce psychiatre aux mille visages, une thérapie musicale qu’il sait être sa dernière chance de revenir parmi les vivants.
C’est donc un Smith défoncé, décharné et en proie à de très violentes crises d’angoisses qui va rentrer en studio les yeux pleins de vide et les veines imprégnées de poison.
En Janvier 1982, le RAK Studio One de Londres voit entrer dans ses locaux un véritable zombie, les yeux cernés de noir et les cheveux hérissés sur un visage éteint. L’œil semble vide effectivement, mais la tête est pleine; pleine de foisonnantes idées noires qui vont l’aider à mettre en musique cet état mental déliquescent.
C’est tout d’abord le producteur Phil Thornalley (Siouxsie And The Banshees, The Jam…) qui va prendre en pleine gueule l’éjaculation de noirceur et de nihilisme de ce qui reste d’un Robert Smith perclus dans ses abîmes dépressives.
Une guitare tourbillonnante vient cueillir tes oreilles aventureuses, t’arrache du sol et t’emporte pendant presque 45 minutes dans les cauchemars du frontman du groupe. Ce sont les cercles concentriques de l’enfer de Dante qui se mettent en place dans un simple riff de guitare. Car oui ! » Toi qui entres ici, abandonne toute espérance » comme disait le poète Italien.
One Hundred Years vient donner le la étrange, la vibration morbide qui viendra hanter la totalité du skeud. On est emporté. On tente de résister mais le malaise est plus fort, nous prend par les cheveux et nous entraîne dans ce musée des horreurs pour un voyage qui ne laissera pas indemne. Le travail de destruction entamé dès Seventeen Seconds, cette recherche de désincarnation musicale qui prendra réellement effet sur Faith atteint sur Pornography son paroxysme brutal et sans concessions.
La batterie de Tolhurst métronomique, martiale, se poste devant tout le monde, comme un rempart. Elle occupe l’espace, anéantissant les tentatives mélodiques d’une guitare gavée d’effets, sous des rythmes tribaux, frénétiques, entêtant. La voix se fait lointaine, plaintive, distordue d’effets et pleine d’échos synthétiques comme Smith d’acides et autres buvards chimiques.
A Short Term Effect ou The Hanging Garden et la basse possédée, hallucinée de Simon Gallup poursuivent dans cette recherche de brutalité, de déstructuration du format classique de la Rock song, alors en pleine déconfiture.
La tribalité des rythmes se font secs, minimalistes. La recherche de sonorités perturbantes, brutales, et l’agressivité malsaine qui en découlent vont se transformer, au fil des chansons, et emplir l’album de larmes d’une tristesse insondable, d’un pessimisme morbide.
Ce sont Siamese Twins et The Figurehead, ce diptyque de la douleur, de la peine qui ne se console pas, qui font entrer l’album dans une autre dimension.
La violence, la brutalité musicale du début laisse place aux pleurs. L’album divague et délaisse cette colère étrange, incohérente, cette colère du dépressif envers le monde entier, qui s’aperçoit qu’elle ne servira à rien, qu’elle ne changera rien et qui se fout à chialer, le cul par terre, puisque plus rien n’a finalement de sens ( Is it always like this ? se demandera Smith à la toute fin de Siamese Twins).
Le sadisme laisse place au masochisme. L’envie de faire mal au plaisir d’avoir mal. Le groupe se roule dans la douleur comme un porc dans sa propre merde. Smith se désincarne et entraîne les Cure avec lui, plus rien n’a d’importance. Le capitaine Smith saborde lui-même le navire Cure. Il ne souhaitait plus avancer de toutes façons. You mean nothing. (Tu ne signifies rien.) crachera t-il à la face d’une Cold Wave déjà agonisante dans The Figurehead enterrant – pensait-il ( Souhaitait-il ?) – prématurément le devenir du groupe et sa propre gloire.
Il fallait dorénavant terminer cet Enfer de Dante Post-Punk, fermer les portes gelées de ce Tartare musical. Faire la synthèse douloureuse de ce bloc de désespoir.
Cold et son intro glaçante au violoncelle vient faire la somme de toutes les peurs. La batterie martiale, monotone; les claviers qui viennent apporter une grandiloquence spectrale, gothique, qui viennent asseoir ce Romantisme tourmenté au sommet de cet album maudit. La tristesse se fait agression, mêlant ainsi le rouge au noir, dégoulinant de l’album en coulures épaisses comme sur l’infernale pochette du disque.
Pornography, le titre éponyme, suture cette plaie purulente qu’est l’album dans une bouillie sonore où viennent se mêler en un amalgame mélodique malsain: Saturation et stridences guitaristiques, nappes de synthés brumeuses et mélopée plaintive d’un Smith au bout du rouleau qui implore à genoux sa guérison (I Must Fight This Sickness, Find A Cure.).
En cette année 1982, Robert Smith et son groupe viennent clore dans un chaos indescriptible le dernier volet de leur triptyque glacé.
La cohérence terrifiante de cette Cold Trilogy, la montée en puissance et la dissection musicale, quasi-médicale de ces psychés en perdition viennent offrir en l’espace d’à peine deux ans ce monolithe de tristesse à trois faces.
Les drogues et la dépression profonde dans lesquels s’étaient perdus les membres du groupe trouvera son point culminant lors d’un concert chaotique à Bruxelles où le groupe implosera sur scène en laissant de profondes rancœurs entre les trois amis.
Mais le mal a semble t-il été expurgé ; les racines toxiques de ces fleurs du mal qui fleurissaient dangereusement dans l’âme de Smith ont été coupées et vidées de leur poison.
Il les ramassera, les mettra dans un joli vase noir et n’offrira par la suite à son public que la beauté inoffensive de ces fleurs jadis vénéneuses : un Rock apaisé. Une Pop solaire.
Mais ça, c’est une autre histoire…
Renaud ZBN