Divine surprise que cet album posthume du grand Rachid Taha, qui, un an après sa disparition, reste plus pertinent que jamais…
Le 12 septembre 2018, la France perdait son meilleur « rocker » (non, on ne parle pas ici de « Jauni »…), et aussi l’un de ses plus généreux combattants en faveur d’une société ouverte, accueillante. Joyeuse aussi. Rachid Taha n’eut pas droit à des obsèques nationales qu’il aurait mérité bien plus que d’autres, et peu de gens s’arrêtèrent même un instant pour se remémorer combien sa carrière fut un enchaînement de brillantes intuitions et de combats essentiels : depuis les débuts sous influence cold wave avec Carte de Séjour et la superbe déclaration de Douce France, jusqu’aux sidérantes aventures techno en passant par la revitalisation de la chanson française des années 40 et l’hommage fracassant d’un passionné de Presley et Lou Reed au raï et au chaâbi, la trajectoire de l’algérien français (ou français algérien) Rachid Taha n’a pas d’équivalent dans notre pays. Et même au-delà de nos frontières : admiré par Mick Jones et ami de Steve Hillage, qui collaborèrent avec lui, Taha fut à une époque une star sur les ondes au Brésil : son remarquable Diwan toucha le cœur d’un pays où la mixité raciale et sociale définit la société.
Paru un an après sa disparition, Je suis africain s’avère, en plus d’être un dernier très bel album, l’opportunité de célébrer à sa juste valeur un véritable rebelle, populaire mais finalement assez mal compris. Cet homme que l’on pensait parfois ivre alors qu’il était « simplement » malade, que l’on jugeait excessif et provocateur alors qu’il était surtout en colère, l’avons-nous assez aimé ?
Je suis africain commence par une pure merveille, Ansit, qui nous brûle le cœur en nous rappelant combien il est toujours bon de danser sur ces rythmes tellement « orientaux » qu’ils sont français, parce que ce n’est pas une mer qui peut réussir à séparer l’Algérie et la France. Très vite, Taha revitalise une fois de plus de son inimitable gouaille (de « titi parisien », oserait-on dire…) la chanson populaire avec Minouche et ses irrésistibles rimes en -che. Je suis africain, chantée avec un joli accent afwicain, est l’une des grandes déclarations d’intention d’un album qui en contient plusieurs, et nous remémore que la gloire d’appartenir à un continent est bien supérieure à celle de se croire riche des frontières d’un pays. Le militant Andy Waloo – oui, militant en faveur d’une musique ouverte, où toutes les cultures se mélangeraient dans une magnifique partouze – rappelle aux jeunes de tous bords qu’ils devraient écouter et pourraient peut-être aimer aussi bien Oum Kalsoum que le Velvet Underground. Le drôle et bouleversant Stripteaser dévoile surtout le cœur déchiré d’un homme dont nous n’avons pas assez reconnu qu’il se mettait à nu devant nous, un peu pour gagner son pain, mais beaucoup pour nous montrer combien il nous aimait, malgré nos défauts, nos haines et nos craintes.
Et il y a aussi toutes les autres chansons, aussi belles, de cet album qui mélange avec brio, parfois avec génie, langues et musiques, qui joue avec les mots comme avec les instruments. Un album qui continue à lutter contre la France rance de la Manif pour Tous (« quand Cocteau embrassait Jean Marais« ) aussi bien que contre l’intégrisme musulman… En prônant « la voile et la vapeur », la disparition des différences dans un monde où il ferait enfin bon aimer, chanter et danser ENSEMBLE, Je suis africain conclut pertinemment et généreusement la trajectoire d’un musicien inspiré. Et de l’un des plus « honnêtes hommes » de notre époque.
Eric Debarnot